Pour introduire le concept d’écriture contractée, l’une des portes d’entrée les plus évidentes me paraît être la forme de l’abréviation. Souvent on pense que l’abréviation ( dans les manuscrits ) est une réponse technique à la question de la rapidité d’exécution et du coût du parchemin, seulement sur les manuscrits conservées on ne peut pas observer d’économie particulière de la matière, les marges extérieures des textes sont souvent amples et on peut également s’apercevoir en pratique que certaines ligatures ou contractions ne sont pas plus rapides à exécuter et ne changent pas foncièrement l’encombrement dans la page.
Jusqu’ici l’étude des abréviations avait plutôt été menée par des paléographes selon un angle de linguiste ou de grammairien dont l’idiomatique tendrait à considérer une abréviation comme un synonyme du mot qu’elle abrège. Cependant cette vision des choses met totalement de côté la part graphique dans l’appréhension d’un texte. En tant que créateur de signe, l’un de mes axes de travail est la relation qui peut s’établir entre le choix d’une forme et son récepteur dans un cadre plus large que celui de la syntaxe. En effet plusieurs questions peuvent se poser face au cas de telles contractions au sein d’un écrit ; quels en sont les impacts sur la perception d’un texte ? Quel est le statut du texte abrégé par rapport à son abréviation ? Quelles sont les motivations qui mènent à contracter ou abréger un terme ? Pour construire mon étude j’ai décidé de m’appuyer sur la notion de plurisystème graphique évoquée dans les travaux de Nicolas Mazziotta,Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.197 d’après les écrits de Nina Catach.
Pour cette partie nous essaierons donc pour chaque catégorie d’abréviation de retracer brièvement son usage entre la période de l’Antiquité et du Moyen Âge puis de les mettre en vis-à-vis avec des pratiques contemporaines afin d’en dégager les lignes de force qui ont permis leur pérennité ou au contraire leur désuétude. Celles-ci sont majoritairementAucune des sources consultées ne justifie particulièrement cet ordre de présentation cependant il semble être récurrent pour les trois premiers cas de figure, le quatrième étant parfois subdivisé en deux catégories que nous aborderons plus loin. classées en quatre catégories : les contractions, les lettres suscrites, les suspensions et les logogrammes.
La première catégorie dont nous parlerons sera donc celle des abréviations par contraction, elles consistent à omettre une ou plusieurs lettres d’un mot ( le plus souvent les voyelles ) tout en conservant la ou les premières et dernières lettres de ce mot. Il est d’usage d’y suscrire un titulus ou tilde afin de signifier la présence de l’abréviation dans le texte. Son usage, très répandu pendant la période du Moyen Âge est également très présent dès le Ve siècle av. J-C Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.147 dans le cas des noms sacrés. La théorie de Ludwig Traube Nomina Sacra. Versuch einer Geschichte der christlichen Kürzung. Beck, München, 1907 Réimpr. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1967. Consultable dans : « Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie » direction MM. A. Marignan, G. Platon, M. Wilmotte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1164056/f224.item à cet égard est que les nomina sacra témoignent plus d’une crainte révérencielle que d’un souci d’efficacité dans la scription. Cette théorie est confirmée par Béatrice Fraenkel :
« D’une certaine façon les nomina sacra forment un cas de figure original dans l’histoire des abréviations qui étaient courantes dans les manuscrits antiques. […] On sait par exemple que le nombre des abréviations varie selon la qualité du manuscrit : les manuscrits de luxe en sont dépourvus à l’exception, précisément, des nomina sacra. On connaît également des textes où ils sont tous écrits en or.»La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.59
Cet extrait pointe deux éléments importants : le premier est qu’il existe une échelle de valeur d’un manuscrit en fonction du « degré de contraction » du texte et le second est le statut particulier des nomina sacra au sein de la catégorie des contractions.
Pour mieux comprendre ce qui se passe, penchons-nous sur un cas d’école : l’abréviation IHS XPS mise pour Ièsous Christos. Comme pour la majorité des nomina sacra, cette abréviation est héritée de translittérations faites par les théologiens juifs hellénistes. Lorsque plus tard les scribes recopieront l’abréviation dans leurs textes, ils transposeront ces abréviations avec l’alphabet latin ce qui est une erreur de translittération puisque la prononciation de l’abréviation se basait sur un alphabet grec où le H tenait pour eta, X pour khi et P pour rhô. Ne se rattachant donc plus à aucune oralisation courante l’abréviation a cependant continué d’être utilisée, sûrement pour sa graphie devenue reconnaissable et signifiante mais aussi peut-être dans cette idée que les choses du sacré ne doivent être entièrement dévoilées. Lors du séminaire chemins d’écritures cette idée m’a été confirmée par la présentation par Anne Zali d’une lettrine dans le sacramentaire de Gellone. On peut y observer un moine qui porte un serpent qui se mord la queue encerclant ainsi la lettre « s ». Si au premier abord on ne serait tenté de ne lire que le « s », le paléographe amateur saura reconnaître dans la forme du serpent un « D », nous donnant ainsi l’abréviation DS qui tient pour Deus.
Cette pratique d’abréviation est donc intimement liée à l’oralisation du texte, en effet une contraction passant par la suppression des voyelles trahit une primauté du son d’une syllabe sur sa graphie. En fonction de la langue du texte et du contexte d’énonciation, le lecteur saura, aiguillé par les consonnes sélectionnées, replacer les voyelles et reconstituer le mot abrégé. L’efficacité de ce type d’abréviation tient donc énormément au lecteur lui-même. On peut supposer que c’est ce lien à l’oralité dont le rapport de force a fini par s’inverser avec le tempsLe passage du volumen au codex, de la lecture publique à la lecture privée y étant sûrement pour quelquechose. et les nouvelles pratiques de lecture qui ont écarté cette forme d’abréviation de nos usages contemporains. Cependant aujourd’hui on peut constater des résurgences de cette pratique d’abréviation principalement sur les réseaux sociaux avec la pratiques des hashtag qui vise à un meilleur regroupement et référencement des publications en y accolant un ensemble de mots clés. Cette pratique joue sur la non-lisibilité immédiate du message et reprend cette logique du cacher-dévoiler que nous réaborderons lorsque nous traiterons du monogramme puis de la marque.
Un second type d’abréviation est le système dit par lettres suscrites. Très utilisées entre le XIIIe et le XVe sièclesPlaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.146 elles sont également considérées comme des contractions mais dont la valeur distinctive diffère puisqu’il s’agit ici d’une altération positionnelle d’un ou plusieurs caractères plutôt que de l’usage d’un périgramme.Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.201 Au Moyen Âge ce type d’abréviation est aussi bien utilisé pour abréger une syllabe dans un mot qu’un mot entier comme pour le cas de /!\ qui tient pour ergo.
Dans cet exemple, si l’on observe le traitement graphique du « i » suscrit on constate que celui-ci est raccourci dans son ductus mais l’attaque donnée par la plume lui donne une prégnance différente du premier « i » qui apparait dans le « ki ». Cette différenciation n’est donc pas uniquement positionnelle mais aussi structurelle ; on va donner graphiquement un statut différent à la lettre. C’est cette dualité qui fait émerger une différence entre ce système abréviatif tel qu’utilisé à l’époque médiévale et aujourd’hui. Au Moyen Âge le caractère suscrit est placé en majeure partie au-dessus de la première lettre de la partie tronquée, à la manière d’un diacritique. En comparaison le caractère en exposant utilisé aujourd’hui reste contraint dans la hauteur de la ligne et conserve donc une logique d’alignement de gauche à droite. L’évolution de nos productions de textes écrits vers des textes imprimés nous a donc permis — avec la normalisation de paramètres comme le corps d’un caractère et l’interlignage — de jouer beaucoup plus sur la variable structurelleJ’entends ici que la forme et surtout la lisibilité du caractère en exposant dépend de l’outil qui le génère. Les plumes en fer puis les caractères en plomb vont permettre l’essor de ces formes. des caractères mais a, en contrepartie, contraint la marge d’action possible d’un point de vue positionnel. De plus aujourd’hui l’usage de ce type d’abréviation a été beaucoup plus réglementé, elle n’est utilisée que pour « encadrer » le terme abrégé afin d’éviter les confusions et de limiter « l’éparpillement » du texte comme c’est le cas dans Professeur ou Madame. Ce serait donc l’optimisation des variables positionnelles et structurelles en fonction du nouveau cadre de production textuelle et la règlementation à « l’encadrement » du mot qui a mené à la forme que nous connaissons aujourd’hui.
Mon hypothèse est donc que cette forme a été conservée car elle faisait partie des formes d’abréviations les plus simples à transposer d’un système souple et dynamique comme l’écriture à un système réplicable et normé comme la typographie. Deux adaptations majeures ont cependant eu lieu, la première est le fait que désormais ce type d’abréviation ne peut plus être positionné en milieu de mot. La seconde est d’ordre graphique ; le caractère suscrit ne s’inscrit plus au-dessus de la syllabe tronquée mais en exposant à la fin du mot.
Vient ensuite l’abréviation par suspension, très usitée pendant l’Antiquité, qui consiste à mettre un signe de ponctuation à l’endroit où le mot a été tronqué pour ne laisser que les lettres qui constituent « le caractère distinctif » du mot abrégé. Le signe de ponctuation peut varier entre point ( ·n· => enim ) et point virgule ( deb ; => debet ) ou tout autre signe suffisamment distinctif pour marquer un arrêt dans le texte.Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.146 L’exemple ci-présent est intéressant dans la mesure où il nous montre l’étendue de ce qu’il est permis de contracter dans un écrit médiéval. En effet dans cette charte on laisse au lecteur, au vu du reste du document,Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.199 associer ce trigramme au nom du protagoniste précédemment cité. On peut noter dans cet exemple que c’est le « o » du milieu du nom qui est conservé, mon hypothèse tient au fait que la forme graphique «· O ·» est plus remarquable au sein du texte et prête moins à confusion qu’une forme telle que « O ·». Stiennon nous dit d’ailleurs qu’à cette époque « le point représente la ponctuation faible, et le point-virgule la ponctuation forte »,Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.155 ce qui me laisse à penser ( particulièrement dans ce cas-ci ) que la pratique de l’abréviation tiendrait donc plus de la volonté de hiérarchie visuelle des informations que de la simple économie.
L’évolution et la règlementation des usages de la ponctuation a joué un rôle considérable dans l’héritage que nous avons de ces formes. De même que pour le cas des lettres suscrites, les abréviations de ce type qui ont connu la postérité sont celles dont les formes sont les plus simples et les moins perturbantes comme cf. , op.cit. , etc. On peut d’ailleurs remarquer l’usage de l’italique qui complète ce triple effet de distinction : forme abrégée, origine latine des mots et distinction typographique.
Un dernier parallèle pourrait être fait vis-à-vis de l’usage du point en informatique. En effet dans des langages comme le GREP utilisé pour faire des recherches d’ordre syntaxique au sein d’un système ou d’un fichier texte, le point symbolise le caractère générique, autrement dit un caractère alphanumérique.