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Gabriel Vaury — Contracter l'écriture

Introduction

Cette étude portera sur une zone d’ombre dont la porte d’entrée aura été le monogramme et que j’appellerai — peut être un peu naïvement — écriture contractée. Partant de l’envie de comprendre ce qui se jouait dans ce signe à la croisée des cultures, entre écriture et symbole j’ai découvert cet abîme irrésolu que certains appellent le rêve de l’idéogramme. Une des clefs qui a ouvert mon analyse a été ce que Abraham Moles définit dans ses écrits La Communication, Paris, C.E.P.L et Denoël, 1971 comme un super-signe :

« Un super-signe est un assemblage normalisé de signes élémentaires accepté dans la mémoire perceptive comme un tout et susceptibles d’être désigné par un signe mémorisant. Par exemple, les mots sont des super-signes de lettres, un carré est un super-signe par rapport aux quatre barres qui le composent [ … ] Le super-signe apparaît d’abord comme une forme (Gestalt), comme un moyen pour l’esprit de réduire la quantité d’information brute reçue du monde extérieur, en groupant les éléments dans une forme ‹ normée ›, reçue de l’apprentissage culturel. »

Cette ouverture sur la théorie de la Gestalt me laissait envisager le créateur de caractère ( au sens générique du terme ) comme un artisan travaillant la « matière linguistique » pour l’adapter aux usages et besoins de ses contemporains.
J’ai essayé pour rendre le mieux possible compte de ma démarche de recherche, de présenter cette étude de manière itérative, chaque exemple amenant les questions auxquelles l’exemple suivant tentera de répondre. J’ai cependant décidé de contrevenir à cette règle pour la première partie traitant des abréviations car même si la filiation avec le concept d’écriture contractée me paraît désormais évidente la forme du monogramme, notamment de par son aspect ornemental a induit des biais desquels il fallut un certain temps pour sortir.

Cette étude est donc organisée de la manière qui suit avec en premier lieu un bref retour sur les diverses formes de contractions « physiques » de l’écrit, l’évolution de la pratique abréviative au sein de nos écrits et leur héritage. De cet état des lieux nous traiterons ensuite du cas du logogramme, figure à part parmi les divers systèmes abréviatifs qui nous mènera à parler de la notion de plurisystème graphique. Suite à cela viendra la question des écritures du pouvoir et de la notion de clef, outil conceptuel nécessaire à leur lecture, compréhension et mise en perspective. Notion qui nous amènera dans un cadre plus contemporain à considérer le statut des stratégies d’identification dans l’espace public et privé.

Élision et tradition

Pour introduire le concept d’écriture contractée, l’une des portes d’entrée les plus évidentes me paraît être la forme de l’abréviation. Souvent on pense que l’abréviation ( dans les manuscrits ) est une réponse technique à la question de la rapidité d’exécution et du coût du parchemin, seulement sur les manuscrits conservées on ne peut pas observer d’économie particulière de la matière, les marges extérieures des textes sont souvent amples et on peut également s’apercevoir en pratique que certaines ligatures ou contractions ne sont pas plus rapides à exécuter et ne changent pas foncièrement l’encombrement dans la page.

Jusqu’ici l’étude des abréviations avait plutôt été menée par des paléographes selon un angle de linguiste ou de grammairien dont l’idiomatique tendrait à considérer une abréviation comme un synonyme du mot qu’elle abrège. Cependant cette vision des choses met totalement de côté la part graphique dans l’appréhension d’un texte. En tant que créateur de signe, l’un de mes axes de travail est la relation qui peut s’établir entre le choix d’une forme et son récepteur dans un cadre plus large que celui de la syntaxe. En effet plusieurs questions peuvent se poser face au cas de telles contractions au sein d’un écrit ; quels en sont les impacts sur la perception d’un texte ? Quel est le statut du texte abrégé par rapport à son abréviation ? Quelles sont les motivations qui mènent à contracter ou abréger un terme ? Pour construire mon étude j’ai décidé de m’appuyer sur la notion de plurisystème graphique évoquée dans les travaux de Nicolas Mazziotta,Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.197 d’après les écrits de Nina Catach. 

Pour cette partie nous essaierons donc pour chaque catégorie d’abréviation de retracer brièvement son usage entre la période de l’Antiquité et du Moyen Âge puis de les mettre en vis-à-vis avec des pratiques contemporaines afin d’en dégager les lignes de force qui ont permis leur pérennité ou au contraire leur désuétude. Celles-ci sont majoritairementAucune des sources consultées ne justifie particulièrement cet ordre de présentation cependant il semble être récurrent pour les trois premiers cas de figure, le quatrième étant parfois subdivisé en deux catégories que nous aborderons plus loin. classées en quatre catégories : les contractions, les lettres suscrites, les suspensions et les logogrammes.

La première catégorie dont nous parlerons sera donc celle des abréviations par contraction, elles consistent à omettre une ou plusieurs lettres d’un mot ( le plus souvent les voyelles ) tout en conservant la ou les premières et dernières lettres de ce mot. Il est d’usage d’y suscrire un titulus ou tilde afin de signifier la présence de l’abréviation dans le texte. Son usage, très répandu pendant la période du Moyen Âge est également très présent dès le Ve siècle av. J-C Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.147 dans le cas des noms sacrés. La théorie de Ludwig Traube Nomina Sacra. Versuch einer Geschichte der christlichen Kürzung. Beck, München, 1907 Réimpr. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1967. Consultable dans : « Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie » direction MM. A. Marignan, G. Platon, M. Wilmotte : http://​gal​lica​.bnf​.fr/​a​r​k​:​/​1​2​1​4​8​/​b​p​t​6​k​1​1​6​4​0​5​6​/​f​2​2​4​.item à cet égard est que les nomina sacra témoignent plus d’une crainte révérencielle que d’un souci d’efficacité dans la scription. Cette théorie est confirmée par Béatrice Fraenkel : 

« D’une certaine façon les nomina sacra forment un cas de figure original dans l’histoire des abréviations qui étaient courantes dans les manuscrits antiques. […] On sait par exemple que le nombre des abréviations varie selon la qualité du manuscrit : les manuscrits de luxe en sont dépourvus à l’exception, précisément, des nomina sacra. On connaît également des textes où ils sont tous écrits en or.»La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.59

Cet extrait pointe deux éléments importants : le premier est qu’il existe une échelle de valeur d’un manuscrit en fonction du « degré de contraction » du texte et le second est le statut particulier des nomina sacra au sein de la catégorie des contractions. 

Pour mieux comprendre ce qui se passe, penchons-nous sur un cas d’école : l’abréviation IHS XPS mise pour Ièsous Christos. Comme pour la majorité des nomina sacra, cette abréviation est héritée de translittérations faites par les théologiens juifs hellénistes. Lorsque plus tard les scribes recopieront l’abréviation dans leurs textes, ils transposeront ces abréviations avec l’alphabet latin ce qui est une erreur de translittération puisque la prononciation de l’abréviation se basait sur un alphabet grec où le tenait pour eta, X pour khi etpour rhô. Ne se rattachant donc plus à aucune oralisation courante l’abréviation a cependant continué d’être utilisée, sûrement pour sa graphie devenue reconnaissable et signifiante mais aussi peut-être dans cette idée que les choses du sacré ne doivent être entièrement dévoilées. Lors du séminaire chemins d’écritures cette idée m’a été confirmée par la présentation par Anne Zali d’une lettrine dans le sacramentaire de Gellone. On peut y observer un moine qui porte un serpent qui se mord la queue encerclant ainsi la lettre « s ». Si au premier abord on ne serait tenté de ne lire que le « s », le paléographe amateur saura reconnaître dans la forme du serpent un « D », nous donnant ainsi l’abréviation DS qui tient pour Deus. 

Cette pratique d’abréviation est donc intimement liée à l’oralisation du texte, en effet une contraction passant par la suppression des voyelles trahit une primauté du son d’une syllabe sur sa graphie. En fonction de la langue du texte et du contexte d’énonciation, le lecteur saura, aiguillé par les consonnes sélectionnées, replacer les voyelles et reconstituer le mot abrégé. L’efficacité de ce type d’abréviation tient donc énormément au lecteur lui-même. On peut supposer que c’est ce lien à l’oralité dont le rapport de force a fini par s’inverser avec le tempsLe passage du volumen au codex, de la lecture publique à la lecture privée y étant sûrement pour quelquechose. et les nouvelles pratiques de lecture qui ont écarté cette forme d’abréviation de nos usages contemporains. Cependant aujourd’hui on peut constater des résurgences de cette pratique d’abréviation principalement sur les réseaux sociaux avec la pratiques des hashtag qui vise à un meilleur regroupement et référencement des publications en y accolant un ensemble de mots clés. Cette pratique joue sur la non-lisibilité immédiate du message et reprend cette logique du cacher-dévoiler que nous réaborderons lorsque nous traiterons du monogramme puis de la marque.

Un second type d’abréviation est le système dit par lettres suscrites. Très utilisées entre le XIIIe et le XVe sièclesPlaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.146 elles sont également considérées comme des contractions mais dont la valeur distinctive diffère puisqu’il s’agit ici d’une altération positionnelle d’un ou plusieurs caractères plutôt que de l’usage d’un périgramme.Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.201 Au Moyen Âge ce type d’abréviation est aussi bien utilisé pour abréger une syllabe dans un mot qu’un mot entier comme pour le cas de /!\ qui tient pour ergo.

Dans cet exemple, si l’on observe le traitement graphique du « i » suscrit on constate que celui-ci est raccourci dans son ductus mais l’attaque donnée par la plume lui donne une prégnance différente du premier « i » qui apparait dans le « ki ». Cette différenciation n’est donc pas uniquement positionnelle mais aussi structurelle ; on va donner graphiquement un statut différent à la lettre. C’est cette dualité qui fait émerger une différence entre ce système abréviatif tel qu’utilisé à l’époque médiévale et aujourd’hui. Au Moyen Âge le caractère suscrit est placé en majeure partie au-dessus de la première lettre de la partie tronquée, à la manière d’un diacritique. En comparaison le caractère en exposant utilisé aujourd’hui reste contraint dans la hauteur de la ligne et conserve donc une logique d’alignement de gauche à droite. L’évolution de nos productions de textes écrits vers des textes imprimés nous a donc permis — avec la normalisation de paramètres comme le corps d’un caractère et l’interlignage — de jouer beaucoup plus sur la variable structurelleJ’entends ici que la forme et surtout la lisibilité du caractère en exposant dépend de l’outil qui le génère. Les plumes en fer puis les caractères en plomb vont permettre l’essor de ces formes. des caractères mais a, en contrepartie, contraint la marge d’action possible d’un point de vue positionnel. De plus aujourd’hui l’usage de ce type d’abréviation a été beaucoup plus réglementé, elle n’est utilisée que pour « encadrer » le terme abrégé afin d’éviter les confusions et de limiter « l’éparpillement » du texte comme c’est le cas dans Professeur ou Madame. Ce serait donc l’optimisation des variables positionnelles et structurelles en fonction du nouveau cadre de production textuelle et la règlementation à « l’encadrement » du mot qui a mené à la forme que nous connaissons aujourd’hui.

Mon hypothèse est donc que cette forme a été conservée car elle faisait partie des formes d’abréviations les plus simples à transposer d’un système souple et dynamique comme l’écriture à un système réplicable et normé comme la typographie. Deux adaptations majeures ont cependant eu lieu, la première est le fait que désormais ce type d’abréviation ne peut plus être positionné en milieu de mot. La seconde est d’ordre graphique ; le caractère suscrit ne s’inscrit plus au-dessus de la syllabe tronquée mais en exposant à la fin du mot. 

Vient ensuite l’abréviation par suspension, très usitée pendant l’Antiquité, qui consiste à mettre un signe de ponctuation à l’endroit où le mot a été tronqué pour ne laisser que les lettres qui constituent « le caractère distinctif » du mot abrégé. Le signe de ponctuation peut varier entre point ( ·n· => enim ) et point virgule ( deb ; => debet ) ou tout autre signe suffisamment distinctif pour marquer un arrêt dans le texte.Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.146 L’exemple ci-présent est intéressant dans la mesure où il nous montre l’étendue de ce qu’il est permis de contracter dans un écrit médiéval. En effet dans cette charte on laisse au lecteur, au vu du reste du document,Traiter les abréviations du français médiéval. Théorie de l’écriture et pratique de l’encodage. Nicolas Mazziotta, 2008 p.199 associer ce trigramme au nom du protagoniste précédemment cité. On peut noter dans cet exemple que c’est le « o » du milieu du nom qui est conservé, mon hypothèse tient au fait que la forme graphique «· O ·» est plus remarquable au sein du texte et prête moins à confusion qu’une forme telle que « O ·». Stiennon nous dit d’ailleurs qu’à cette époque « le point représente la ponctuation faible, et le point-virgule la ponctuation forte »,Plaléographie du Moyen Âge. Jacques Stiennon, 1990, p.155 ce qui me laisse à penser ( particulièrement dans ce cas-ci ) que la pratique de l’abréviation tiendrait donc plus de la volonté de hiérarchie visuelle des informations que de la simple économie.

L’évolution et la règlementation des usages de la ponctuation a joué un rôle considérable dans l’héritage que nous avons de ces formes. De même que pour le cas des lettres suscrites, les abréviations de ce type qui ont connu la postérité sont celles dont les formes sont les plus simples et les moins perturbantes comme cf. , op.cit. , etc. On peut d’ailleurs remarquer l’usage de l’italique qui complète ce triple effet de distinction : forme abrégée, origine latine des mots et distinction typographique.

Un dernier parallèle pourrait être fait vis-à-vis de l’usage du point en informatique. En effet dans des langages comme le GREP utilisé pour faire des recherches d’ordre syntaxique au sein d’un système ou d’un fichier texte, le point symbolise le caractère générique, autrement dit un caractère alphanumérique.

Changement de paradigme, le plurisystème graphique

Comme dit précédemment la catégorie des logogrammes est sujette à controverse et étant la plus en lien avec mon sujet de recherche il est donc nécessaire que j’explique auparavant mon angle de vue par rapport à celui de spécialistes du sujet. En effet comme dit plus haut dans une note, cette catégorie est la plus fluctuante suivant qu’elle est observée sous un angle historique, syntaxique ou linguistique. Stiennon préférera par exemple distinguer les abréviations par signes spéciaux des abréviations dites par graphisme, alors que Prou parlera plutôt d’une distinction entre l’usage de sigles et de signes spéciaux. J’ai donc préféré pour ce type d’abréviation m’appuyer sur la modélisation de Mazziotta qui décide de regrouper toutes les formes d’abréviations dans un grand ensemble dont il distinguera les différentes parties en fonction d’unités discrètes, appelées grammèmesLe terme grammème a été préféré au terme graphème qui pour la thèse de Mazziotta était trop rattaché à la phonétique, pour plus de simplicité et parce que mon analyse porte également sur la phonétisation de l’écrit j’emploierai pour ma part le terme graphème. qui les composent. Un des points majeurs de cette modélisation est l’apparition du terme logogramme qui sera un fil conducteur pour la suite de cette étude. 

Afin de mieux comprendre cette modélisation, appliquons la aux différents cas d’abréviations que nous avons vu jusqu’ici. Dans le cas des contractions nous sommes donc face à ce que l’on pourrait définir comme un ensemble de linéogrammes associés à un périgramme qui dans l’exemple donné en première partie était un titulus. Cet ensemble linéogramme plus périgramme constitue ainsi un plus grand ensemble appelé cénégramme, ce qui signifie que cette abréviation n’est pas signifiante en soi, c’est l’adjonction du périgramme qui fait office de signal au lecteur qui doit désormais reconstituer le mot abrégé dans son esprit. On peut déjà observer une première lacuneCes lacunes sont dues au fait que le sujet de recherche de Mazziotta est l’encodage de ces abréviations, sa modélisation est donc plus axée sur les formes graphiques générales des abréviations et de leur retranscription possible par un ordinateur. Je l’ai cependant préférée aux autres modélisations puisque c’est celle qui intégrait le plus la part graphique dans son analyse, à l’instar des paléographes. dans cette modélisation car en effet le cas des nomina sacra y ferait figure d’exception, leur statut particulier et les diverses translittérations subies en faisant des signes en soi, des signes autonomes qui ne ramènent plus à aucune phonétique contemporaine des derniers textes où elle était en usage. L’exemple le plus marquant pour illustrer mon propos tiendrait dans le titulus de l’abréviation IHS qui au fur et à mesure des usages s’est transformé en une croix. À mes yeux les nomina sacra rentreraient donc plus dans la catégorie des logogrammes que des linéogrammes plus périgramme. 

Dans les cas des lettres suscrites nous sommes face à un système composé uniquement de linéogrammes mais dont certains vont subir une altération positionnelle et/​ou structurelle. Comme pour le cas des contractions, nous sommes face à un cénégramme dont les unités discrètes prises indépendamment ne sont pas signifiantes mais où le traitement graphique va permettre une distinction vis-à-vis du reste de la matière écrite et va donc inciter à son décodage.

Les abréviations par suspension comme les contractions sont également composées de linéogrammes auxquels on va adjoindre un ou plusieurs périgrammes, en l’occurrence de la ponctuation. Ici la différence entre le statut distinctif et significatif dépend de la temporalité dans laquelle se place l’observateur. D’un point de vue d’historien ou de linguiste l’usage d’un périgramme met ce type d’abréviation dans la catégorie des cénégrammes ; on utilise un signe supplémentaire pour distinguer cette forme d’une autre. Cependant au vu des usages contemporains de ces abréviations on ne peut pas nier qu’elles véhiculent aussi désormais une valeur symbolique, l’usage d’abréviations telles que cf. , op.cit. ou ibid trahit un certain niveau de langage et de culture et teinte forcément l’appréhension que l’on se fera d’un texte. Cela est la résultante du fait que le latin est une langue aujourd’hui morte, mais aussi, des usages quotidiens, puisque par exemple l’abréviation ps. même si elle peut paraître un peu désuète à l’heure du texte infiniment remodifiable, ne véhicule pas les même valeurs que les abréviations citées en amont — il en est de même pour etc. Cela en fait donc à mon sens des signes en soi qui ont une signification autonome.

Vient enfin le cas des logogrammes. Comme le montre la deuxième version du diagramme, ces abréviations fonctionnent sur une logique radicalement différente des autres formes vues jusqu’ici. Ce sont des signes d’origines diverses ( parfois historiques, parfois inhérentes aux pratiques de productions textuelles ) qui tranchent radicalement avec les formes alphabétiques telles que nous les connaissons. Cela s’explique en partie du fait que nombre de ces signes sont des héritages des notes tironniennes (image) dont les formes se sont vu adaptées au fil des usages, des modes et des besoins naissants. Les notes tironniennes sont attribuéesCertain sont plus sceptique vis-à-vis de cette attribution et préfèrent dire que son rôle tient plus de les avoir introduites à Rome à Marcus Tullius Tiro ( dit Tiron ), secrétaire de l’orateur romain Cicéron. Son système comportait plus de 5 000 abréviations au Ier siècle av. J-C tandis que les commentarii du IXe ap. J-C en recenseront jusqu’à 13 000. Fraenkel nous éclairera sur ce point en citant les travaux de Carpentier qui pour tenter de situer les notes tironiennes dans le paysage des signes du langage les comparera aux hiéroglyphes :

« les hiéroglyphes sont des signes de choses ; les sigles expriment des mots par des lettres, un par un ; les notes tironiennes sont à cheval entre ces deux catégories, […] car elles sont des signes et des images mais elles ne sont pas pour autant des lettres. Avec les notes, précise-t-il, nous n’écrivons pas ‹ en entier › mais nous marquons d’un signe ( signamus ) »La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.45

Cet extrait met donc en avant le caractère composite des notes tironiennes, à la fois fragments de lettres, ductus isolés puis ré-assemblés et symboles autonomes. Le second point important évoqué est celui de ce système qui permet de ne pas écrire en entier. Il convient désormais de creuser cette piste offerte par les notes tironiennes sur le cas de l’écriture contractée.

Ouvrir la lecture

Le cas des notes tironiennes est très intéressant en ce qu’il ouvre une porte sur l’aspect cryptique de l’écriture contractée mais aussi sur un aspect qui jusqu’ici n’avait pas été abordé ; la part ornementale. Souvent mis de coté dans l’histoire de l’écriture, Fraenkel l’explique de par « le démenti qu’elles apportent à notre conception positiviste de la transmission des textes. […] Le cas des notes tironiennes nous rappelle que toute transmission s’effectue sur un horizon d’oubli ».

L’écriture contractée serait-elle une forme de scription trop instable pour atteindre la postérité ? Si à l’origine les notes tironiennes ont été créées, c’était afin de pouvoir garder une trace des harangues de politiciens romains, d’assurer une scription aussi rapide que la parole elle-même, on appelle cette pratique la tachygraphie. Mais alors une nouvelle question se pose à nous, qu’est-ce qui a pu faire qu’un outil si puissant soit tombé en désuétude ? Une partie de la réponse se trouve dans les ruches, nom donné à ces agrégats graphiques apparaissant à la fin des souscriptions des chanceliers carolingiens et mérovingiens. 

Pendant longtemps les recherches menées par les historiens et cryptologues au sujet des notes tironiennes et plus spécifiquement de leur signification au sein des ruches ont été infructueuses. On recense nombres de « textes, où pointe un agacement réel, [s’échelonnant] du XVIe au XIXe siècle […] [permettant] d’observer la réception savante de ces notes illisibles et provocatrice. » La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.45 La raison à cela est désormais très simple, les notes tironiennes ont subi un changement de statut, si elles étaient enseignées dans les écoles de scribes puis de notaires dans la Rome Antique, leur usage s’est restreint à une niche de lettrés au fil des siècles. Un terme utilisé au Moyen Âge pour désigner les notaires et chanceliers explique bien ce renversement ; on parle d’antigraphes. Signifiant « contre celui qui écrit »La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.42 le terme nous vient du magistrat en charge de surveiller les percepteurs d’impôts à Athènes. C’est donc une véritable guerre des écrits qui se livre au sein de ces ruches. Afin de prévenir à d’éventuelles falsifications les lettrés du Moyen Âge ont utilisé une écriture secondaire, préservant ainsi leur pouvoir d’une éducation grandissante. Une écriture de contrôle donc mais à laquelle s’ajoute, ou devrais-je dire s’exacerbe, une autre composante, celle de la composition bidimensionnelle. En effet l’un des changements radicaux entre les notes tironiennes et la scription latine est l’enchaînement des signes qui peut se faire tant horizontalement que verticalement, véhiculant ainsi des sens différents. Nous sommes ici au cœur de ce Anne-Marie Christin définit comme la syntaxe visuelle.Anne Marie Christin, Pensée écrite et communication visuelle, p.16 Car en effet Fraenkel nous explique que ces ruches sont constituées d’un double verrou. Le premier étant celui du savoir, de l’éducation, il parvient à mettre à part une grande partie de la population mais comme le laisse entendre le terme antigraphe, le plus grand risque vient des lettrés eux-mêmes. C’est ainsi que nous abordons la part ornementale de la ruche qui vise à « repersonnaliser » la souscription, en effet comme on peut le constater sur les reproductions ci-contre, dans leur apparence chaotique, les ruches sont structurées par des arabesques, des entrelacs, des gestes qu’on pourrait penser presque mécaniques. Ces formes, issues elles-mêmes des notes tironiennes ont vocation à créer une forme de brouillage dans lequel iront se perdre les signes, mêlant ainsi informatif et ornemental, dont seul l’esprit à son origine peut attester la validité. Nous sommes donc dans le cas des ruches face à une forme de contraction extrême du discours du diplôme ou de la charte qu’ils attestent. Une écriture privative devenant écriture personnelle, qui en mêlant cryptographie et ornement scelle le pouvoir d’un écrit. C’est sur cette dichotomie que nous rebondirons pour aborder un cas plus tardif d’écriture contractée : le monogramme.

Pour articuler mon propos je vais m’appuyer sur l’exemple du monogramme de Charlemagne car il est le plus représentatif des fondements de ce qui constitue le système du monogramme ; la notion de clef et de filiation. Dans sa tentative de définition du terme, Fraenkel distingue un changement d’appréciation du signe entre la période carolingienne et la période contemporaine qui s’explique par le déplacement de sens de la notion de « clef ». Le Larousse dit de la clef du monogramme qu’elle était autrefois la lettre qui « se présentait la première à la vue ; et, aujourd’hui, chacune des lettres du monogramme prise dans leur ordre alphabétique » La Signature, Genèse d’un signe, Béatrice Fraenkel, 1992, p.77. Cet extrait met en exergue la question du sens de lecture d’un monogramme et peut-être ce basculement témoigne-t-il d’un changement de posture du « lecteur » du monogramme. D’après Fraenkel ce lecteur serait dans un premier cas, un lecteur-créateur, à même de juger leur qualité technique, la combinatoire des lettres et plus globalement l’agrément visuel créé par le signe. Désormais ce lecteur n’est plus qu’un lecteur-décrypteur avide de percer les secrets cachés dans ces signes qu’il pourra indexer ( grâce à sa clé ) dans une banque de données. La clef anciennement clé de voûte de la lecture et de l’appréciation du monogramme devient donc un simple outil de référencement de formes graphiques non conventionnelles. Le lecteur-décryteur saura donc sans peine lire le KAROLUS apparaissant dans le monogramme présenté et le classer à la clé AKLORSU de son catalogue. Mais que verrait le lecteur-créateur ? Ici la clef se présente à nous de façon évidente, elle siège au centre du monogramme et représente les trois voyelles « A », « O » et « U » à elle seule. Là est tout le génie qu’une simple clé de référencement ne pourra traduire, le centre de ce monogramme est le point par lequel l’œil passera trois fois pour lire le patronyme, donnant ainsi « corps » au sens profond de ce signe : la croix et l’affirmation de la légitimité divine du règne de Charlemagne. Ce n’est pas un hasard si plus tard nombre de rois ou d’empereurs reprendront la clef pour l’adapter à leur patronyme même si dans certains cas l’exercice s’y prête difficilement. Mais ce sont justement ces tentatives d’adaptation « coûte-que-coûte » qui vont aiguiller la suite de mon raisonnement sur une seconde notion, celle de la filiation. En effet la notion de clef offre une vision différente de la pratique du monogramme. Il ne s’agit plus d’une constellation de signes identitaires hétéroclites construits au bon vouloir de tout un chacun, mais d’un système complexe de signes interdépendants qui témoignent de relations de filiation, d’héritage, d’appartenance entre eux mais surtout entre ceux qui les utilisent pour se représenter.
Même s’il ne s’agit pas de monogrammes, cette théorie de la filiation des signes est très bien illustrée par les signatures utilisées par les tailleurs de pierre. Lors de construction de la cathédrale de Strasbourg le développement de loges de tailleurs de pierre a participé à l’instauration d’une véritable typologie de signes. Chaque ouvrier donc en intégrant une loge construisait sa signature sur une grille, la matrice à l’origine de toutes les signatures faites au nom de cette loge, lui permettant ainsi de recevoir sa paye mais instaurant aussi une certaine forme de « traçabilité », de volonté de rendre visible une appartenance à un plus grand ensemble. Comme le montre cette image, ce système s’est construit, diversifié et complexifié avec le temps, allant de signes qu’on pourrait presque qualifier de pictogrammes de par leur propension à représenter le réel à des signes de plus en plus abstraits avec des structures de plus en plus complexes. Cette complexité croissante peut être expliquée par les deux images de la page de droite où l’on peut observer une subdivision de la grille selon un modèle de fractale faisant ainsi passer la grille d’un nombre de compositions fini à une infinité, au prix certes d’une certaine « surcharge » du signe. On peut cependant saluer la prouesse d’un tel système tant pour sa simplicité que son efficacité puisqu’il aura tenu pendant près de cinq siècles d’édification de la cathédrale.

Ce second point en amenant un dernier qui sera approfondi plus loin : la notion de marque. En effet si l’on peut distinguer le monogramme de la signature ce sera par la diversité des usages bien évidemment mais plus spécifiquement vis-à-vis de son occurrence. Je m’explique, dans le cas de la signature nous sommes face à une représentation de l’autorité discursive intime voire confidentielle car véhiculée par la main même et qui s’adresse à une cible en particulier. Elle véhicule des valeurs d’authenticité de par la graphie variable d’une même signature à l’autre, elle est l’expression graphique la plus simple de l’individu. A contrario le monogramme est régi par une logique de composition, de norme, de clef et de déchiffrage. Son origine étant une matrice et non la main il s’inscrit sur d’autres supports et acquiert un statut différent. Fraenkel nous dit qu’il « réfère plus à une instance, l’instance politique, qu’à une personne physique, car la marque renvoie aux autres marques identiques et cette cohésion symbolique assure à chaque signe une référence directe à l’instance du pouvoir ». Ce dernier point nous amène donc à la question du statut de la marque et de la distinction inévitable qu’elle opère — puisqu’elle est son essence même — entre les supports marqués et les supports non marqués.

De la signature à la marque

« Si un peintre fait un portrait, il fait avant tout le portrait de la peinture ; il est préoccupé, non pas par le portrait, mais par la culture picturale »
Kazimir Malevitch

Si l’exemple de la signature de Malevitch me semble pertinent à étudier c’est qu’elle se trouve à la jonction de deux univers, entre celui de la signature précédemment évoqué et celui de l’icône. Elle montre au regard de la vie de l’artiste le pouvoir d’expression et de subversion que peut receler même le plus « insignifiant » des signes. Afin d’en apprécier toute la portée il convient de considérer au moins trois facteurs à l’origine de cette signature. L’origine formelle du signe, son contexte d’utilisation et enfin son placement dans le format. Inutile de rappeler qui est Malevitch ni son œuvre majeure tant sa peinture intitulée Carré blanc sur fond blanc a marqué les esprits, devenant pour certains l’emblème de l’art abstrait, pour d’autres une mascarade conceptuelle. Cependant il faut garder à l’esprit que cette peinture est l’aboutissement d’une recherche menée par l’artiste d’une peinture sans autre sujet que la peinture elle-même et composée d’agencements de formes géométriques. Cette toile devenue icône est en quelque sorte une réponse à un précédent tableau réalisé alors qu’il entamait ses recherches et théories sur ce qu’il appellera le Suprématisme, intitulée Carré noir sur fond blanc. C’est donc cette peinture qui est représentée par la signature de Malevitch mais que nous dit-elle ? Pourquoi l’a t-il choisie plutôt qu’une autre ? Pour le savoir il faut remonter à la première apparition de ce tableau en 1915 lors de l’Exposition 0.10 où le peintre investira deux murs à la croisée desquels, Carré noir sur fond blanc siégera dans ce qu’on appelle alors « le beau coin ». En accrochant son tableau à l’emplacement des icones orthodoxes des foyers russes, le message de l’artiste se fait simple : une nouvelle ère de l’image est arrivée, les images du quotidien sont obsolètes. C’est donc une icône suprématiste que l’artiste choisit pour se représenter, une œuvre qui est une analogie pure de son format ( qu’il signifie par le cadre autour du carré ) et de la recherche qu’elle cristallise. 

Il s’agit maintenant de s’intéresser au contexte d’usage de ce signe pour comprendre pourquoi il a été choisi et utilisé par Malevitch. En effet ce n’est que vers les années 30 que cette signature fait apparition sur les peintures de Malevitch. Lors de cette période il est de retour d’un séjour en Allemagne et la direction du Parti Communiste Russe a décidé de prôner comme courant artistique officiel le Réalisme Socialiste. Il sera emprisonné et torturé car soupçonné d’espionnage pour le compte de l’Allemagne. C’est lors de cette période que sa peinture fera un dernier revirement vers un mode de représentation beaucoup plus conventionnel, inspiré des portrait de la Renaissance.
C’est vis-à-vis des représentations conventionnelles que cette signature prend tout son sens, au travers de ce signe Malevitch nous montre qu’il n’en pense pas moins et que son œuvre est et restera celle de la création du Suprématisme. Cette impression nous est confirmée par l’usage du blanc ( uniquement pour son auto-portrait ) à l’instar du fond noir des portraits de la Renaissance. Couleur qu’il avait définie dans ses écrits comme la couleur du dynamisme et donc par essence du Suprématisme. On pourrait aussi questionner la raison même qui pousse un artiste à signer son autoportrait, pourquoi signer si ce n’est pour dire quelque chose d’autre que ce qui est dit dans la toile ?

Suite à ces constats on peut s’intéresser au rapport de force instauré par la confrontation de ces deux « identités » exprimées par le peintre. Ces éléments me poussent à imaginer le tableau comme une image « inversée ». J’entends par là que le propos réel serait dans la signature même, confrontée à cette masse colorée et confuse : passe-droit de l’artiste pour continuer à exister sous l’autorité normative du Parti ou signature géante d’une œuvre minuscule mais trop contestataire. Cependant c’est aussi une mise en abîme de cette contrainte puisqu’en choisissant cette œuvre comme signature, il finit fatalement par écarter toutes les autres et ne se définit plus que par celle-ci aux yeux des spectateurs. Il faut aussi garder à l’esprit le fait que dans nombre de reproductions la signature est tronquée ou omise, or cela pose la question de ce qui ou de celui qui définit la limite de l’œuvre, en d’autres termes qui met le cadre ? Est-ce le spectateur, le contexte socio-historique dans lequel l’œuvre s’inscrit ou l’artiste lui même ? 

Peut-être Malevitch avait-il conscience de ces questions et que l’évolution de cette signature dans le portrait qu’il fait de sa femme vers la fin de sa vie en 1934 en est une forme de réponse. On peut y voir le signe entouré des initiales du peintres qui assume désormais son identité « criminelle » ou qui revendique le signe comme identitaire. Peut-être la précédente signature n’était-elle qu’une provocation à l’encontre du système normatif dans lequel évoluait le peintre et que suite à la non-réception du public, Malevitch aurait décidé de forcer le trait. Ou peut-être a t-il été surpris de cette faille et aurait tenté de l’exploiter le plus possible ? Cette impression peut être confirmée par la broche portée par sa femme dans cette représentation qui représente clairement une composition suprématiste dans sa simplicité de forme, l’usage du noir, du rouge et du blanc comme fond. Le tableau lui-même dans les couleurs choisies ( parfois appliquées en aplats bruts comme le rouge ) renvoie aux codes suprématistes exprimés dans son manifeste.

Finalement au travers de son statut de signature ce signe peut nous apparaître à la fois comme un espace de respiration, de revendication mais aussi comme une porte ouverte vers une lecture dialectique de ses dernières productions.

À ce stade, il me paraît désormais nécessaire de border le sujet avec un exemple repoussoir qui serait à la limite de mon concept d’écriture contractée. Jusqu’ici nous avions traité l’écriture contractée à des fins utilitaires ou publiques comme pour le cas des abréviations ou à l’inverse à des fin d’identification personnelle comme la signature ou le monogramme. Ce dernier a d’ailleurs révélé la notion d’instance ou d’autorité discursive qu’il me paraît important d’aborder sous un angle plus contemporain. Pour ce faire j’ai donc choisi de me pencher sur le cas de l’entreprise Apple et de l’évolution de sa stratégie identitaire. L’histoire commence en 1979 après une visite de Steve Jobs au Xerox PARC ; une entreprise d’innovation informatique qui inventa le concept d’interface Homme-Machine puis de design d’expérience notamment avec les travaux de Douglas Egelbart ( inventeur de la souris ) et de Tim Mott ( inventeur du bureau ). Cependant le personnel en charge de ce programme est principalement constitué d’ingénieurs qui apportent des réponses formelles que l’on peut qualifier de fonctionnelles et pratiques mais pas forcément intuitives ou séduisantes. Suite à cette rencontre il paraît évident aux deux hommes que les interfaces graphiques doivent faire l’objet d’un travail d’uniformisation et de lissage ; en d’autres termes la création d’un système graphique ordonné et codifié au même titre que l’architecture même de l’ordinateur. Pour cela ils firent appel à Hartmut Esslinger ( fondateur de Frogdesign ) qui instaura une charte de design globale ( ayant trait aussi bien à l’apparence extérieure de l’ordinateur qu’à son interface ) qu’il intitula « Snow White »Stéphane Vial, le Design, collection Que sais-je et dont les interfaces actuelles, même si elles ont évolué, tirent encore leur principes. Ces principes, ce sont ceux de l’usage de nuances de gris et de blanc et d’une épuration la plus totale des interfaces ( physiques ou numériques ). Et c’est ce principe de design qui nous amène à l’écriture contractée, car en effet très rapidement dans l’histoire de la marque on a pu observer des choix comme celui de l’omniprésence du logo sur les objets et leur représentation. Toutes les images ci-présentes sont des archives des présentations de produits Apple lors de leur commercialisation, on peut constater le rapport de force entre la représentation de l’objet en lui-même et l’image de marque qu’il véhicule. Le produit est son propre support de communication et devient extension du discours d’identification de la firme.

Cette stratégie sera poussée jusqu’à son paroxysme avec l’usage sur les premiers claviers Macintosh de la pomme sur les deux touches de commandes près de la barre d’espace, lui donnant ainsi un statut autre que celui de l’insigne en le rendant utilitaire. Ce choix n’est pas anodin et il aura de grandes répercussions puisqu’il n’est pas rare aujourd’hui encore, alors que les claviers n’arborent plus la pomme, d’entendre des usagers parler de « -C -V ».

On pourrait parler de la touche windows sur les PC cependant cette touche n’a pas du tout la même fréquence d’utilisation que la touche  sur Mac et est plus réservée aux utilisateurs avancés qui préfèrent parler de touche « Méta » ou « Mod4 » ( pour modifier 4 ) dans la mesure où elle est plus considérée par ces utilisateurs comme une des quatre touches modificatrices que sont Ctrl, Alt, Fn et enfin Méta.
Les images ci-présentes sont une sélection de quelques messages d’un fil de discussion sobrement intitulé Technology qui me permet d’illustrer toutes les positions archétypales des usagers et où l’on peut clairement constater le jeu d’appartenance qui s’opère et les différents statuts exprimés par le logo présent sur son clavier. Le fil commence par une provocation à l’encontre des utilisateurs de Linux qui n’ont pas de clavier attitré puisque la majeure partie de ces utilisateurs fabrique leur propre machine, la réponse est sans appel ; un photomontage grossier qui exprime à merveille le total désintérêt d’une partie des utilisateurs et une autre photo montrant une suppression totale du logo, ou plutôt une « anonymisation » de l’objet. Vient enfin la réponse d’un utilisateur Mac, totalement en dehors de cette sphère : « je ne comprends pas ce fil ». Bien sûr le ton est ironique mais cette réponse témoigne quand même des rapports induits par la présence d’un logo et des répercussions des différentes stratégies commerciales de chacune de ces firmes. Cet état de fait accentue encore l’impression de deux sphères d’utilisateurs d’ordinateurs, avec d’un côté ceux qui diraient « pomme » et s’afficheraient comme utilisateurs de Macintosh et les autres, se définissant en négatif, par leur non-usage de la pomme. Ici, il est intéressant de noter comment par un usage omniprésent du logo et d’un choix raisonné de son emplacement Apple réussit à s’inscrire et se différencier des autres produits informatique aux yeux de ses utilisateurs en s’immisçant jusque dans leur langage.
Cependant le logo a ses limites et la firme l’a très bien compris, aujourd’hui si les produits Apple arborent encore la pomme, les claviers s’en séparent en 2007 pour ne conserver que le signe commande ⌘ dont la graphie tout autant singulière suffit encore à identifier les produits Apple. Cependant ces constats me laissent penser qu’il s’agit non pas d’une disparition mais plutôt d’une migration ou d’un déplacement de la « force identificatrice » au profit d’autres signifiants. En effet en 1998 est commercialisé le premier iMac, c’est la première apparition du fameux préfixe. D’après un extrait du livre de Ken Segall 4, ancien directeur de création publicitaire chez Apple, le « i » vaudrait pour Internet car il était le premier ordinateur à ne nécessiter qu’un simple branchement pour accéder à Internet. « Il y avait l’association d’idées évidente avec Internet, mais ‹ i › pouvait aussi représenter ‹ individuel › et ‹ imagination ›. » Il explique donc dans cet extrait sa capacité à évoquer d’autres mots commençant par i mais surtout que l’un des intérêts de cette onomastique est son potentiel de déclinaison infini. En effet d’un point de vue graphique toute la teneur de ce discours tient dans la différenciation bas de casse pour le « i » et haut de casse pour la première lettre du suffixe. En résulte ainsi un système graphique où n’importe quel mot existant ou non dans la communication de la firme peut faire identité.

Les expérimentations ci-présentes démontrent la malléabilité du système graphique. J’ai utilisé le Myriad Pro qui était en usage avant d’être supplanté par le Helvetica lors de la mise à jour de L’iOS7 en 2013. Les exemples de gauche tentent de respecter la forme brève de l’onomastique d’Apple, qui comme on peut le constater avec les contre-exemple de droite, fait également partie du système identitaire. Les exemples du milieu nous montrent les adaptations que le système a subi en fonction des divers ajouts et services proposés par Apple.

Nous sommes donc ici face à ce que Philippe Quinton définit dans un écrit paru dans Étapes graphiques n°65 comme un système d’identification où les fonctions logogramme et phonogramme ont été évincées, ne restant que la fonction déterminative ou clé. C’est-à-dire une identification et une communication où la majeure partie du discours s’appuie sur le contexte d’énonciation et la relation des signes entre eux plus que sur les signes eux-mêmes. Ce sont les contextes et co-textes d’inscription qui donnent leur statut au système mis en place.

Cependant il est possible de faire un autre rapprochement, le livre de Earl & Otto Binder intitulé i Robot narre une histoire dans laquelle des robots développent leur propre personnalité et s’individualisent par ce préfixe. En effet en anglais « I » signifiant « je » c’est ici l’affirmation du soi qui est en jeu, scellant ainsi leur autonomie et leur légitimité par rapport au vivant. Peut-être Apple nous suggère-t il par cette lettre que chacun des objets de la firme sont uniques et qu’ils sont plus que des produits de consommation mais de véritables compagnons de vie avec une histoire qui appelle à une véritable fonction de valeur pour l’utilisateur.

Quoi qu’il en soit, ces constats nous montrent comment la société Apple a su au fil des années compacter et épurer son système graphique de communication et d’identification pour, au fur et à mesure déplacer son discours des supports physiques de communication vers des supports beaucoup plus contextuels qui, s’ils nécessitent un ancrage plus long avant d’être stable permettent un discours beaucoup plus uniforme et global. Ce discours prend maintenant principalement place dans les matériaux choisis ( aluminium brossé qui rappelle le flou gaussien omniprésent des interfaces ), dans le placement du logo ( toujours visible pour un non-utilisateur et seul sur une surface vide d’autres motifs ) et surtout dans cette contraction / signature exemplaire du « i » devenu véritable estampille de la firme.

Conclusion

Dans son livre Le langage efficaceLe langage efficace. François Richaudeau, Éditions Denoël, 1973. François Richaudeau dénonce le changement de dénomination des autoroutes française, prétextant que la retenue et l’usage d’une information sont facilités si celle-ci renvoie de façon claire et univoque aux réalia du récepteur. Si de prime abord je serais tenté de penser la même chose, je pense que c’est aussi mettre de côté la plasticité de l’interaction entre le signe, son émetteur et son récepteur et de la langue et de la culture dans laquelle celui-ci s’inscrit. La confrontation quotidienne des utilisateurs d’Internet à des codes et signes en perpétuelle évolution a su mettre en évidence ce fait. Je pense par exemple à la pratique des premiers émoticônes réalisés avec les caractères standard ASCII :-) En effet au travers d’un code qui s’est construit sur les forums d’échange, les usagers ont su donner un ton aux informations textuelles échangées, signifier l’ironie, la joie ou la colère, limitant ainsi les erreurs d’interprétation et facilitant les échanges. Bien évidemment ce système n’est pas parfait mais il a suivi son cours et à été perfectionné par les divers pourvoyeurs de services de communication : de MSN Messenger de Microsoft vers la fin des années 90, jusqu’à aujourd’hui, avec le système de réactions instauré par Facebook. On peut également remarquer le fait que la plupart des smartphones contemporains intègrent dès la sortie d’usine un clavier spécialement conçu pour ces émoticônes. Cet exemple me laisse à penser que notre matière linguistique et scripturale est éminemment malléable et qu’à l’heure de l’écrit numérique, où l’encombrement d’un texte se résume parfois à une proportion sur un écran de taille variable, les formes d’écritures contractées pourraient se faire une place grandissante dans nos usages. En réponse parfois à des contraintes techniques mais aussi et surtout à une volonté de distinction entre les autorités discursives de plus en plus nombreuses.

L’écriture contractée serait peut être ainsi cette part idéographique inconsciente, cachée dans notre culture visuelle et linguistique latine. Nous baignons dans ce plurisystème graphique où linéogrammes et idéogrammes se confondent mais les usages actuels et les logiques formelles qui visent à « l’instauration d’un consensus graphique »Philippe Quinton, op.cit. p.23 nous éloignent de cette perception.

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M

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