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Quentin Creuzet — Étoilement numérique

Propos liminaire

Seul un ORDINATEUR pouvait dépouiller, classer et gérer, en moins de sept ans, 90 millions d’exemples extraits de bibliothèques de toutes disciplines. Employant pour la première fois cet instrument nouveau sur une aussi vaste échelle, 150 chercheurs et techniciens ont réalisé le DICTIONNAIRE NATIONAL qui manquait à la langue française contemporaine. Grâce à l’électronique, chaque mot est traité tant en fonction de données statistiques, que selon ses différentes significations et valeurs d’emploi.IMBS (Paul, dir.), Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Éditions du CNRS, 1971, vol. I, jaquette.

Nous sommes au début des années 70 et après plus d’une décennie du travail mutualisé de dizaines de linguistes, ingénieurs, informaticiens et rédacteurs, le Trésor de la Langue Française (TLF) est prêt à devenir le fleuron de la recherche scientifique française, le « DICTIONNAIRE NATIONAL » (en capitales dans le texte), la pierre angulaire d’une nouvelle ère de la linguistique et de la lexicographie françaises. Comme énoncé dès la jaquette de la première édition en 1971, il s’agit bien là d’un travail titanesque rendu possible grâce à l’« électronique », les prémisses de l’évolution future du dictionnaire vers toujours plus d’informatisation et vers la situation que nous connaissons aujourd’hui de la prééminence du numérique dans l’univers lexicographique. Pourtant, plus de 40 années ont passé et le dictionnaire n’a pas encore intrinsèquement entrepris de mutation pour devenir un outil autre. Il s’est simplement adapté, a fait un pas de côté pour s’extraire de la page imprimée, tout en restant bloqué sur une page numérique, sans se saisir au passage de ce medium pour se réinventer, se renouveler.

« Il y a de la boîte de Pandore dans un dictionnaire informatisé »Pruvost (Jean), Dictionnaires et nouvelles technologies, Presses Universitaires de France, 2000, p. 79 – 80. mais une boîte où chaque élément serait plus ou moins maladroitement normalisé, uniformisé pour devenir « de petites étoiles »Dotoli (Giovanni), « Le dictionnaire, espace du rêve », dans L’espace du dictionnaire. Expressions – Impressions, Éditions Hermann, 2014, p. 22. dans une constellation parfaitement circonscrite. Pourtant, ne peut-on pas imaginer pour le dictionnaire un destin sur et pour le numérique ? Un destin d’outil numérique et non numérisé ? Ne peut-on pas espérer de lui qu’il devienne un essai comme le définit Georges Didi-Huberman en citant Theodor Adorno dans l’Atlas, ou le gai savoir inquiet, un outil qui « coordonne les éléments au lieu de les subordoner” à une explication causale ; [qui] construit des juxtapositions” en dehors de toute méthode hiérarchique ; (…) [qui] cherche une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive” ; [qui] ne craint pas la discontinuité” puisqu’il y voit une sorte de dialectique à l’arrêt, un conflit immobilisé” ; [qui] se refuse à conclure, et cependant [qui] sait faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel” ; [qui] procède toujours de manière expérimentale” et travaille essentiellement sur la forme de la présentation” » ?Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 279.

Certes, quel outil, mieux que le dictionnaire, représente pour ses utilisateurs la normativité absolue, l’information pour l’information, l’utopie d’une exhaustivité et la possibilité de saisir le monde de manière uniforme. Mais doit-on voir en ce préjugé une vérité absolue ou, au contraire, un défi pour le lexicographe mais aussi pour le designer, un défi qui amènerait à entrevoir l’éventualité d’une reconfiguration des savoirs et plus largement de la pensée par le biais d’un outil qui porte en lui l’espoir de devenir un « matériau contingent », « une forme ouverte » ?Ibid.

Animé par le postulat que le moment est venu pour la lexicographie de s’extraire des carcans dans lesquels celle-ci s’est plus ou moins volontairement enfermée, cet écrit entend être une étude parcellaire et sciemment partiale des possibilités infinies du numérique et de leur apport utopique à l’« univers achevé et en même temps illimité »Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 23. qu’est le dictionnaire. En somme, il s’agit ici d’offrir au dictionnaire un espace de rencontres avec la nouveauté, de le mener sur une trajectoire prospective et hypothétique qui ne saurait se considérer comme meilleure que celle qui est la sienne pour l’heure, mais une trajectoire radicale au bout de laquelle se trouvera, dans le meilleur des cas, le début d’une réponse à l’ensemble des questions qui se posent aux designers et aux lexicographes.

Pages

Il n’est plus temps en effet de regretter telle ou telle évolution, les espaces électroniques libérés par les technologies nouvelles ont été ouverts et ils ne sont pas destinés à rester vierges, ils n’ont d’autres limites que celles qui consistent à apprendre à les maîtriser. Les obstacles ne sont plus vraiment matériels, ils résident dans les nouveaux comportements à trouver, dans les méthodologies à forger pour ne pas perdre pied devant de tels horizons, dans les choix à définir pour cerner des priorités, et même dans une éthique à construire.Pruvost (Jean), Dictionnaires et nouvelles technologies, Presses Universitaires de France, 2000, p. 171.

À l’ère « post-digitale »Ludovico (Alessandro), Post-digital Print, B42, 2017., ère de l’avènement des nouveaux médias comme parties intégrantes de notre quotidien, la féconde dichotomie entre la page imprimée et la page numérique, entre le papier encré et l’écran pixelisé, a mis en évidence un renouvellement non seulement de la monstration de l’information, mais plus largement de sa définition même. A ainsi émergé une nouvelle conscience du contenu, une réaffirmation du contenu en tant que forme et non en tant qu’entité informelle qui serait prompte à trouver sa place dans tous les environnements sans que son appréhension n’en soit modifiée. Comme le montre Craig Mod dans son article « Books in the age of the iPad », publié en mars 2010, la « multicanalité »Pruvost (Jean), Op. cit., p. 145. des contenus a fait apparaître une opposition entre les « contenus sans forme » (« formless content ») et les « contenus délimités » (« definite content »)Mod (Craig), « Books in the age of the iPad », 2010, https://​craig​mod​.com/​j​o​u​r​n​a​l​/​i​p​a​d​_​a​n​d​_​books. , entre des contenus dont la forme aura été pensée a posteriori de leur publication et des contenus dont la forme aura été pensée a priori, avec une conscience de la modularité nécessaire à une traduction sur de multiples supports.

Architectures parallèles

En effet, avec la démultiplication toujours grandissante des supports, du smartphone à l’ordinateur portable, de la tablette à la montre connectée, sans oublier le papier, qui n’a évidemment pas disparu, comment envisager la publication d’un contenu, sans que celui-ci ne perde au passage de son sens initial, mais puisse aussi tirer profit des particularités de chacun des formats dans lesquels il devra se muer pour s’offrir au lecteur ? Prenons l’exemple d’un article de quotidien quelconque, illustration parfaite d’un contenu qui sera lu dans des environnements divers, sous des formes diverses. Là où la publication papier fera la part belle au texte et éventuellement à une ou plusieurs images, la lecture sur ordinateur, elle, offre la possibilité d’envisager la présence de vidéos ou de liens hypertextes vers d’autres articles voire vers d’autres ressources de manière aisée et naturelle. Il ne s’agit évidemment pas de dire ici que la lecture numérique offre nécessairement une expérience augmentée mais simplement une expérience potentiellement différente, qu’il serait peu pertinent de laisser de côté. 

Cependant, un exemple aussi élémentaire, s’il permet d’entrevoir les possibilités évidentes des médias numériques, fait l’impasse sur l’idée que les nouveaux médias puissent être une chance de réinventer, non seulement la forme mais plus largement la manière de créer le contenu, de le penser ontologiquement. En effet, « le web est (…) autant un environnement de production que de publication »Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 35. et, à ce titre, il offre une reformulation de la manière même d’envisager les contenus, sur la forme comme sur le fond. L’exemple du magazine d’économie américain Bloomberg Businessweek est ainsi particulièrement éclairant. Loin de ne proposer qu’une actualisation pour le web de contenus pensés pour le papier, le magazine développe au contraire les deux supports comme des architectures parallèles, à la fois complémentaires et concomitantes. De la même manière, le projet Witte de With Review , sorte d’archive vivante analysant à travers les prismes de l’art et de la politique le monde contemporain, forme un dialogue entre sa forme papier et sa forme numérique, chacune tirant profit de ses particularités et ses contraintes. C’est ainsi l’archive numérique qui est devenu livre, mais tout en ayant été pensée à la base comme un medium assumant l’héritage du papier, à travers table des matières, morcellement en chapitres et variété des mises en page. Cette dialectique en mouvement entre livre et site internet vient ainsi renouveler en permanence l’interaction entre l’un et l’autre, mais vient aussi inscrire ces contenus dans des temporalités et des potentialités diverses.

Façonner les savoirs

Il semble, de ce fait, indispensable pour le design et plus largement pour les pratiques de recherche de s’approprier les outils numériques pour mener une entreprise de reconfiguration du savoir et ainsi « conduire à modifier notre compréhension de la connaissance, de la sagesse et de l’intelligence elle-même »Berry (David M.), « Subjectivités computationnelles », dans Multitudes, n. 62, 2016, p. 200.. Pourquoi ne pas ainsi envisager la possibilité de suivre l’exemple d’Aby Warburg qui, avec son Atlas Mnémosyne , a « subverti les formes canoniques »Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 12 – 13. de l’histoire de l’art, et a ainsi introduit dans cette discipline un « paradigme de recherche »Manovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 65. renouvelé ? En effet, il s’agit bien là de passer outre « les cadres de l’intelligibilité »Didi-Huberman (Georges), Op. cit., p. 12 – 13. et de proposer, via une remise en cause, non pas seulement de la forme, mais plus largement de la configuration des savoirs, une production qui avance en un décalage fécond.

On retrouve un peu partout sur Internet des chercheurs, penseurs, écrivains qui tentent d’inscrire leur travail dans la lignée d’Aby Warburg, tout en profitant des possibilités renouvelées des outils numériques pour développer des interactions neuves avec les contenus. C’est le cas par exemple de la professeure en philosophie politique Susan Buck-Morss qui propose une archive en mouvement de son propre travail, utilisant l’image comme une méthodologie de recherche et comme une entrée redoublée vers le texte. Entre constellations d’images et ouvertures vers la recherche textuelle, Susan Buck-Morss propose ainsi un atlas du numérique, une « exubérance »Ibid. implorant un désir de restructuration profonde, non seulement d’une esthétique, mais aussi d’une architecture graphique et intellectuelle.

Rappelons que dans notre questionnement spécifique au dictionnaire, il ne faut pas oublier qu’à l’origine, le Trésor de la Langue Française avait comme objectif de précisément prendre part aux évolutions de la technologie des années 60 – 70 pour redéfinir, déplacer la linguistique et la lexicographie dans un cadre novateur et profondément prolifique. On observe donc ici toute une entreprise de production de savoirs qui a pleinement participé à et même anticipé la révolution technologique pour introduire de nouvelles formes de recherche et ainsi s’affranchir, s’émanciper, des limites intellectuelles de l’époque. Mais alors que l’ère de la révolution pré-numérique a fait émerger de réelles révolutions dans la production même des dictionnaires, on observe à l’inverse que l’ère post-digitale a été l’ère d’une translation vers les écrans et non d’une reconfiguration complète pour l’écran.

Unités-pages

Le site internet du Trésor de la Langue Française montre comment le passage, la mutation vers les formes du numérique est à ce jour encore très sommaire pour de nombreuses plateformes et traduit une forme d’impensé du numérique. Ce site offre néanmoins des possibilités nouvelles par rapport à la version papier dont il découle (mise en perspective et en relation de divers dictionnaires et fonctionnalités de mise en évidence d’items au sein des définitions par le surlignage en particulier), mais n’est en réalité qu’une application vers le numérique plutôt qu’une application pour le numérique. Les hyperliens, fonction pourtant fondatrice de l’internet, ne sont pas employés, les définitions continuent à être montrées selon leur structure imprimée, sur un simulacre de page, « unité-signifiante qui continue de dominer les formes de lecture numériques ».Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 91. En somme, il est un outil qui se contente de « simuler le papier »Nelson (Ted), Project Xanadu, 1960, visité le 17 décembre 2012, http://​xanadu​.com., proposant sur une « technique nouvelle » une incarnation « dans des formes ou usages qui n’ont, eux, rien de neuf. »Masure (Anthony), Op. cit., p. 105.

Cette incapacité à poursuivre une route neuve, loin des habitudes et des schémas que des siècles de culture du papier ont ancrés dans nos esprits, il est possible de l’observer sur un ensemble d’outils numériques très divers. À commencer par exemple par les livres numériques disponibles sur l’application iBooks sur iPhone ou iPad. Ainsi cette application offre-t-elle à ses utilisateurs une transcription visuelle de ce que serait un livre, à la fois dans sa structure textuelle et graphique mais également dans la gestuelle qu’il propose, que ce soit le procédé skeuomorphique ou métaphoriqueLa différenciation entre le design métaphorique et le design skeuomorphique est au cœur des pensées visuelle et gestuelle des médias numériques. Rappelons ainsi que le skeuomorphisme consiste à essayer de créer des outils numériques qui ressemblent exactement à leurs homologues dans le monde « réel » à l’inverse de la métaphore, plus subtile, qui permet de faire l’expérience d’un usage dans les termes d’un autre usage, afin d’en comprendre intuitivement le fonctionnement et la fonction. du fameux mouvement de la page à tourner, le surlignement, la prise de notes, etc. Loin de proposer une gestuelle nouvelle, comme cela a pu être le cas lors de l’arrivée des interfaces tactiles qui ont imposé les gestes du pinch ou du spread ,Les travaux de Julien Prévieux, What Shall we do next ? #1 et #2 sur les gestuelles tactiles et brevetées sont à ce titre des questionnements remarquables sur l’avenir de la gestuelle interactive. iBooks se contente de coller à des habitus hérités du papier et qui ont été pleinement intériorisés par les utilisateurs, eux aussi en quête d’une expérience identique à celle qu’ils connaissaient auparavant. 

Incapables de s’affranchir de la lourde paternité des structures conventionnelles du papier, les interfaces numériques se contentent ainsi de n’être que des « interfaces interchangeables faisant de la transmission des savoirs une expérience administrative ».Ibid., p. 29. Dans cet univers stéréotypé, inapte à prendre sa pleine autonomie et à formuler des concepts appropriés à ce nouveau paradigme, le designer pourrait, à mon sens, se donner la mission de progressivement amener l’utilisateur à se détacher de ses propres limites et de ses propres cadres préétablis. En jouant avec lui, en lui proposant petit à petit de nouvelles expériences, le designer pourrait faire de l’internaute un sujet du web, lui faire prendre la mesure des schémas dans lesquels il s’est jusqu’alors enfermé pour mieux pouvoir le libérer. Le travail de Laurenz Brunner pour Offprint 2014 joue ainsi sur l’ambiguïté du livre à l’écran pour mieux formuler une prise de conscience de la paternité de l’ensemble de nos interfaces avec l’architecture du livre, tout en le détruisant de l’intérieur par quelques détails signifiants (les hyperliens, les transitions). En somme, un design anecdotique qui renferme en lui toute la nature ambigüe et impure de la lecture sur les interfaces numériques.

Le design pourrait-il donc, en tant que médiateur d’une information complexe, prendre part à la redéfinition des pratiques du savoir à l’ère du numérique ? Face à la démultiplication des canaux de diffusion et la toujours plus grande profusion des informations avec l’avènement des médias numériques, comment le designer pourrait-il être une composante de la renégociation entre contenu et contenant, entre fond et forme ? À ce titre, le designer pourrait-il contribuer à la formulation d’une esthétique nouvelle, mais plus largement,être le créateur d’une « indiscipline face aux disciplines installées » ?Ibid., p. 46. Cette idée n’a pour l’instant pas été intériorisée par les créateurs de contenus ni par la plupart des formalisateurs de ce contenu et des utilisateurs qui se contentent, trop souvent encore, de voir dans la page numérique une simple forme héritée de la page imprimée. Un peu à la manière de ces mêmes pages imprimées qui ne furent pendant longtemps que des imitations des manuscrits médiévaux des moines copistes.

Palimpseste

Un dictionnaire encyclopédique est de moins en moins l’œuvre d’un homme et de plus en plus celle d’une équipe qui met en œuvre des moyens puissants. Elle suppose une organisation permanente : l’établissement d’un fichier n’a qu’un intérêt limité s’il n’est qu’un reflet provisoire d’un état de langue. Il ne peut s’agir que d’une œuvre dynamique. En matière d’étude du vocabulaire, une conception statique, qui ne rendrait pas compte de l’évolution, est vouée à l’échec.Discours de Claude Dubois, rédacteur en chef de la librairie Larousse, au Colloque international sur la mécanisation des recherches lexicographiques à Besançon, juin 1961.

Bien avant l’avènement des nouveaux médias et leur omniprésence dans notre quotidien, l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et d’Alembert avait déjà éprouvé la méthodologie de la collaboration, du partage, de ce que l’on appellerait aujourd’hui une forme de crowdsourcing. Elle avait ainsi mis au point, des siècles en amont, les bases des perspectives nouvelles qui allaient se développer sur l’Internet dit 2.0. Évidemment, il n’est pas question ici d’attribuer à l’Encyclopédie la paternité historique dans la mise au point de l’idée, maintes fois reprises, de collaboration intellectuelle et de projet contributif, mais bien davantage, de voir dans cette entreprise une corrélation avec ce qu’on observera plus tard dans la création du Trésor de la Langue Française mais aussi d’une plateforme planétaire comme Wikipedia et ses dérivés.

À bien des égards, il pourrait même paraître pertinent d’envisager le web dans son ensemble comme « une encyclopédie fragmentée et aléatoire », une « encyclopédie polymorphe »Pruvost (Jean), Dictionnaires et nouvelles technologies, Presses Universitaires de France, 2000, p. 101. où chacun se trouve être à la fois contributeur et utilisateur, acteur et spectateur d’un monde en perpétuel mouvement, en perpétuelle remise en question. L’information naît presqu’en même temps qu’elle meurt, elle est offerte à toute la communauté des internautes et devient aussitôt obsolète. Cette temporalité frénétique s’apparente à une norme à laquelle tous les pans du savoir semblent devoir se soumettre. Les dictionnaires, connus pour être des outils en décalage permanent avec la « bouillonante actualité »Ibid., p. 172., ne paraissant, pour les versions imprimées les plus régulières, que chaque année, avec des modifications minimes, ne deviennent ainsi, avec des sites comme Wiktionnaire, que des « palimpsestes de la quotidienneté »Ibid., p. 172., ce que regrette le lexicographe Jean Pruvost dans son ouvrage Dictionnaires et nouvelles technologies.

Autorités numériques

Google et Wikipedia se font ainsi, d’années en années, les instigateurs d’une nouvelle idéologie du savoir et de l’information, caractérisée par son « renoncement à toute immobilisation temporelle »Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 60. et par son « accessibilité universelle »Google, Our commitments, visité le 14 décembre 2017, https://​www​.google​.fr/​i​n​t​l​/​e​n​_​f​r​/​a​b​o​u​t​/​o​u​r​-​c​o​mpany.. En somme, il s’agit pour ces deux entreprises de promouvoir l’utopie d’un savoir comme bien commun qu’il faudrait organiser et offrir au reste de l’humanité selon un idéal supposément démocratique. L’œuvre d’art numérique Exhausting a Crowd de Kyle McDonald , expérience participative comme réactualisation contemporaine de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, offre ainsi une matérialisation manifeste de la cacophonie du web et de l’absurdité du mythe d’un savoir créé par tous, pour tous. La profusion éphémère de l’information sur Internet, si elle est partie intégrante de l’expérience démocratique du monde contemporain, pose ainsi la question de la valeur réelle des fragments de connaissance que chacun dépose, plus ou moins anonymement, dans son interaction avec les nouveaux médias. Comment de ce fait serait-il possible de ne pas être constamment « subverti à son insu », si partout, tout le temps, tout « se rejoue et se relance »Didi-Huberman (Georges), Op. cit., p. 60. sans qu’une quelconque autorité ne vienne fournir de caution au savoir ainsi universellement distribué ? 

La question de l’autorité, à la fois en tant que pouvoir d’agir (« j’ai de l’autorité ») et en tant que devoir de reconnaître (« je fais autorité »), est de facto présente dans l’ensemble des supports créés par de multiples auteurs, que ces supports soient numériques ou imprimés (là encore, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou le Trésor de la Langue française sont des exemples assez remarquables qui, l’un et l’autre, se sont posés cette question de l’autorité au moment de leur publication). Néanmoins les méthodes critiquées d’appropriation de contenus qu’emploient des entreprises comme Google et Wikipedia peut, à bien des égards, interroger quant à l’avenir du partage de l’information sur les nouveaux médias. Il semble en effet pertinent de poser deux questions qui apparaissent comme centrales, eu égard à l’évolution récente du numérique, pour analyser de manière prospective le devenir de la valeur d’autorité à l’ère contemporaine, celle de la neutralité du web, et celle de l’automatisation de l’organisation du web et de l’autorité de la machine.

Neutralité du web et pouvoir des états

Il est ainsi une question, devenue particulièrement prégnante lors des derniers mois de l’année 2017, celle de la neutralité du net, née avec l’Internet grand public et mise à mal par le gouvernement fédéral américain qui souhaite mettre fin à ce principe, rendant ainsi l’accès aux contenus du web inégalitaire et discriminatoire. À travers cet affront à l’un des principes fondateurs du web, c’est toute une idéologie communément admise qui est malmenée, rappelant aux yeux des internautes que le web n’est bien qu’un outil, qu’un média, soumis aux pressions et à des autorités bien plus puissantes que les simples citoyens qui modifient, à l’envi, les articles de Wikipedia par exemple. Rappelons notamment que les algorithmes de Google ne sont pas aussi neutres que l’entreprise voudrait bien le laisser croire, laissant de côté tout un flot de données « dérangeantes », que l’entreprise tire en particulier une grande partie de sa rentabilité du paiement des annonceurs pour se retrouver en tête de liste lors d’une recherche ou bien encore que Google, afin de ne pas s’attirer les foudres de certains états, modifie les informations montrées en fonction de la géolocalisation des internautes. Ce processus s’illustre notamment par l’exemple de Google Maps où l’on peut apercevoir, selon les pays, une modification des frontières pour s’adapter à l’idéologie politique de certains états, comme pour la région de l’Arunachal Pradesh, à la frontière sino-indienne, que l’un et l’autre des pays revendiquent.ARTE, Le dessous des cartes, « Révolution cartographique ? », diffusée le 10 septembre 2016, https://​www​.youtube​.com/​w​a​t​c​h​?​v​=​Y​F​K​G​p​0​EbnmA.

Dans ce cadre, l’internaute se trouve donc nécessairement dans la position de celui qui questionne plutôt qu’il n’accepte l’information glânée sur les pages web. N’est-elle en effet que la formulation sous-jacente d’une autorité omniprésente et pourtant non-assumée (celle d’un état ou d’une multinationale par exemple) ? Ou bien un agglomérat plus ou moins cohérent, un palimpseste de l’impermanence, qui tirerait une autorité arbitrairement de l’idée de la profusion (comme sur les sites de crowdsourcing) ?

La machine auteur

Des sites comme Google reposent ainsi sur des algorithmes extrêmement complexes dont l’opacité, pour l’ensemble des internautes, n’est là encore qu’un danger pour la pertinence des savoirs et pour leur organisation. Ce mouvement vers l’automatisation de la structure, mais aussi, de plus en plus, vers l’automatisation de la création des contenus est ainsi un pas de plus vers le refus de l’auteur comme constituante centrale du développement de l’information et comme figure spécialisée et créatrice de savoir.

Des expériences numériques comme le projet Bedtime Stories Generator de Cecilia Denti sont ainsi des formulations plus ou moins utopiques, plus ou moins dystopiques de l’avènement de l’outil génératif comme potentiellement producteur, voire auteur d’un contenu nouveau, à partir des immenses quantités de données désormais présentes sur le web. Si un système informatique est maintenant capable d’élaborer de nouvelles variations des savoirs humains, ou plus simplement, si un système informatique peut être auteur partiellement ou totalement de son propre contenu, comment imaginer que la notion d’autorité puisse garder une validité à l’avenir sans que l’internaute ait à apprendre à contrôler, dans les deux sens du terme, les systèmes qu’il emploie au quotidien ? 

Face à la nouvelle forme d’organisation qui émerge pour faire vivre un idéal supposément démocratique où chacun pourrait être le maillon d’une chaîne infinie d’utilisateurs-acteurs ; face à cette nouvelle donne où toute forme de hiérarchie et d’organisation verticale semble proscrite, comment réenvisager la notion d’autorité et de propriété face à un savoir constamment remis en cause ? Là où « les navigateurs d’Internet ont déjà fait de la toile (…) [un objet] aléatoire, révolutionnaire, pertinent ou fallacieux »,Pruvost (Jean), Dictionnaires et nouvelles technologies, Presses Universitaires de France, 2000, p. 101. il est raisonnable d’entreprendre un chemin méthodique vers un Internet qui saurait se détacher de l’immédiateté du quotidien sans perdre de son actualité et de sa profusion, tout en réussissant à prendre conscience de ses propres limites et de sa nécessaire incomplétude.

Constellations

Ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite ; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont « couchées », « posées », « disposées » dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun.Foucault (Michel), Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 9.

Je devais écrire depuis plusieurs heures mais je me suis perdu sur Wikipedia . De lien en lien, de mot en mot, mon regard a navigué tout au long de la surface de mon écran à la recherche d’une information que mon esprit ne cherche pas. Les liens bleus m’interpellent, les liens rouges m’avertissent. À cet instant précis, la sensation d’un savoir qu’il me serait impossible de complètement capter, d’entièrement appréhender, me cause un trouble certain. Et puis me voilà à la fin supposée de mon cheminement. Et si je devais instinctivement retracer le parcours maladroit de mon esprit à travers le savoir humain précautionneusement disposé sur Wikipedia, j’en serais bien incapable. Si je devais rendre physiques, en les imprimant par exemple, les pérégrinations intellectuelles qui m’ont mené tout au long de ces quelques heures, je ne pourrais le faire. Car ces sauts, ces espaces, ces constructions ne sont rien. Ils n’existent qu’à travers l’immatériel arrangement des idées sur Internet, « une galaxie qui met chaque étoile en position virtuelle de réponse immédiate ».Pruvost (Jean), Dictionnaires et nouvelles technologies, Presses Universitaires de France, 2000, p. 16.

Cette sensation, celle de l’internaute confronté à l’infini, commune à celle de l’astronaute regardant à travers la lunette de son télescope, n’est en définitive que la matérialisation de notre présence dans un « monde en fusion continue »,Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 27. dans un espace interconnecté et interconnectable, propre au web, part de son essence même. Il s’agit de ce que Ted Nelson propose d’appeler « un univers parallèle », un univers prompt à définir « une nouvelle forme d’écriture ».Nelson (Ted), Project Xanadu, 1960, « The Xanadu Parallel Universe », visité le 15 décembre 2017, http://​xanadu​.com/​x​U​n​i​v​e​r​se-D6. Un univers capable donc de vivre dans une autonomie formelle et sémiotique vis-à-vis de notre univers physique. Mais en réalité, cet univers-là n’est qu’une utopie. Il n’a jamais tout à fait existé. Car l’espace nouveau dont Ted Nelson voulait se faire le père et défenseur dans les années 60, cette espace qu’il appella Xanadu et dont il voulait qu’il « fasse mieux que le papier »,Ibid. cet espace n’a jamais vu le jour. Il a été supplanté avant même l’expansion de l’Internet au grand public par les espaces beaucoup plus « conventionnels » développés au Xerox PARC dans les années 70, ces espaces qui « imitent le papier et insistent sur l’apparence et la typographie ».Ibid.

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Néanmoins, si ces espaces hors des dimensions de l’esprit n’ont jamais vraiment existé, le monde utopique de Ted Nelson a bel et bien débouché sur l’invention de l’hyperlien, ce ou ces mot(s) bleu(s) qui mènent à un ailleurs, à un « point d’ancrage situé dans n’importe quel document du réseau ».Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 123. Ce bleu, devenu symbole du web, la représentation de sa singularité, fourmille un peu partout sur les pages textuelles des prémisses du web, et continue d’irriguer tout un pan de la culture Internet, notamment par sa présence sur Google, Wikipedia et tant d’autres, associé au traditionnel soulignement. Il est l’image du « réseau horizontal”, non hiérarchique, de liens hypertextes » que Lev Manovich oppose au « système de fichiers hiérarchiques »MaNovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 76. de l’interface graphique du Macintosh notamment, comme deux représentations du monde « fondamentalement différent[e]s et, de fait, opposé[e]s ».Ibid. Car si tous ces liens se ressemblent, si tous partagent la même couleur, le même soulignement, si tous sont activés du même clic, alors ce modèle semble bien « présuppose[r] que tous les objets ont la même importance et que tout est ou peut être interconnecté. »Ibid.

Pourtant, chaque document, chaque fichier, chaque image est unique. Chacun dispose de ses caractéristiques propres, de son contexte propre, de telle sorte qu’il ne peut y avoir de « totalité cohérente »Ibid., p. 450. sur Internet. Le web est donc cet espace un peu étrange où cohabitent des objets de natures toujours différentes dans une structure horizontale qui donne à chacun le même poids et la même importance. En somme, une idéologie qui n’est pas sans rappeler les principes des sociétés démocratiques, que Lev Manovich n’hésite pas à rapprocher des structures primaires du web.

Un espace agrégatif et infini

Si dans notre navigation quotidienne sur le web, la conscience de l’« espace agrégatif »Ibid. dans lequel nous agissons a relativement disparu, revenir au début du XXIe siècle permet de redécouvrir les formes élémentaires de pages en tant que lieux de rencontre, de correspondances et d’enchevêtrements. Avec son projet The Deleted City, Richard Vijgen, tel un archéologue, est donc parti à la recherche des restes de pages hébergées sur Geocities, un hébergeur du début du siècle qui proposait à ses usagers d’acquérir gratuitement un espace vacant dans une ville virtuelle. Parcourir ce monde virtuel permet de matérialiser une réelle géographie de l’espace du Net, avec ses villes, ses quartiers, ses parcelles, et avec ses informations disséminés à chaque endroit de ce lieu en construction. Dans cet espace dont il est alors impossible de définir les limites et plus largement les formes, les constellations de pages deviennent ainsi les lieux d’un scintillement, d’un étoilement sémantique propre à définir une nouvelle manière de penser.

On retrouve une organisation sensiblement identique dans le projet World Brain de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. Film, essai, site internet traitant de la physique du Net, World Brain entend montrer à travers son esthétique « l’entrechoquement [des] fragments »,DEgoutin (Stéphane) et WAGON (Gwenola), World Brain, visité le 15 décembre 2017, http://​world​brain​.arte​.tv. leur manière de se lier et de se délier pour produire du sens. Il entend en somme permettre de « lire le monde » et donc de « relier les choses du monde selon leurs rapports intimes et secrets”, leurs correspondances” et leurs analogies” »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 15. suivant pour cela la forme de l’atlas, cette « forme visuelle du savoir », cette « forme savante du voir ».Ibid., p. 12.

Hétérotopies

Il semble donc pertinent de se demander si de la même manière que l’atlas, l’univers hypermédiatique de l’Internet ne serait pas une hétérotopie comme l’a défini Michel Foucault :

Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrement, parce qu’elles ruinent d’avance la « syntaxe », et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait « tenir ensemble » (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses.Foucault (Michel), Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 9.

De façon identique, la syntaxe de l’hypertextualité propre aux médias numériques vient détruire nos manières de penser héritées du papier et du livre, tout en développant un langage propre, une structure propre, qui manipulent nos structures de pensée. De là, il apparaît clairement que l’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui, un Internet plat, plan, simpliste et ancestral a fait disparaître ces utopies des débuts qui auraient pu permettre, qui auraient dû permettre une renégociation totale des pratiques du savoir. Si, comme l’énonce Giovanni Dotoli, les « unités-signes sont de petites étoiles »Dotoli (Giovanni), « Le dictionnaire, espace du rêve », dans L’espace du dictionnaire. Expressions – Impressions, Éditions Hermann, 2014, p. 22. dans les dictionnaires, alors pourquoi l’imaginaire de la constellation est-il purement et simplement absent de la mise en forme des dictionnaires contemporains ? 

Ainsi, l’hypertextualité mise en place sur le web que nous connaissons n’est qu’une hypertextualité héritée du livre, celle-là même que chacun peut éprouver à la lecture d’un dictionnaire papier. Il appartient peut-être alors aux créateurs du web d’imaginer à partir des outils d’aujourd’hui les mêmes utopies/​hétérotopies que les designers des années 60, dont l’ingénuité face aux possibilités des médias mis à leur disposition avait permis de faire émerger des schèmes de pensée renouvelés.

Inépuisable

L’inépuisable : il y a tant de choses, tant de mots, tant d’images de par le monde ! Un dictionnaire se rêvera comme leur catalogue ordonné selon un principe immuable et définitif. (…) Demande-t-on à cet enfant la lectio d’un mot dans le dictionnaire que le voilà bientôt sollicité par la delectatio d’un usage transversal et imaginatif de la lecture. Enfant aussi peu sage que le sont les images.Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 14 – 15.

Il est de l’enfant décrit par Didi-Huberman face au dictionnaire comme de l’internaute face à son écran. « Sollicité »Ibid. de toute part, comme happé par les potentialités de son outil et la poésie exploratoire qu’il implore, l’internaute est confronté à un espace rempli qui ne demande qu’à être décousu par la lecture. Un espace en permanent déploiement, « susceptible d’assumer des structures imprévues et matériellement inachevées »Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 25., en somme, ce que l’on pourrait appeler une « œuvre ouverte »,Ibid. en reprenant les mots d’Umberto Eco.

Bien sûr, l’interface de notre ordinateur, son écran (celui qui révèle, celui qui cache), la fenêtre de son navigateur qui donne à voir l’univers inépuisable du web, tout cela n’a rien d’artistique contrairement aux œuvres des années 60 décrites par Eco. Mais ne pourrions-nous pas voir dans l’espace indéfini de l’Internet une œuvre, un ouvrage, une construction nécessairement ouverte à la promesse de ne jamais s’épuiser ? C’est ici notre postulat pour mieux comprendre comment le web a mis au jour, ou plutôt pourrait mettre au jour, des processus et des dynamiques qui placent ses usagers face au vertige de leur liberté.

Interpréter l’œuvre

Revenir sur les mots d’Umberto Eco ne nous sera néanmoins pas inutile. En effet, à travers l’étude des compositions musicales des années 60, de Stockhausen à Pousseur, en passant par Berio ou Boulez, mais aussi d’œuvres littéraires comme celles de Mallarmé, Eco met en évidence les caractéristiques fondamentales de l’« ouverture » en art et ailleurs. En d’autres termes, Eco rappelle que toute œuvre est par nature « ouverte », car soumise à la réaction interprétative d’un lecteur, d’un auditeur qui, nécessairement, pose sur l’œuvre sa subjectivité. Mais il est de ces œuvres neuves, contemporaines, qui vont bien au-delà de la simple expérience individuelle de chacun et qui se proposent d’être sans cesse exécutées, donc à la fois jouées et détruites. En se déconstruisant à chaque fois qu’elle est interprétée (au sens musical comme philosophique), l’œuvre se nourrit d’elle-même, devient une réactualisation permanente, un perfectionnement. Ce qui nous ramène à cette formule de Gilbert Simondon dans l’introduction du Mode d’existence des objets techniques :

La plus grande perfection coïncide avec la plus grande ouverture, avec la plus grande liberté du fonctionnement.Simondon (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2001, p. 12.

De fait, offrir à un lecteur ou à un usager toute la liberté possible dans sa navigation sur Internet et au sein des informations d’un site pourrait apparaître, de la même manière, comme un perfectionnement de l’expérience sur le web. Mais là encore, les mots d’Umberto Eco permettent de nous interroger sur la place du créateur dans cette liberté d’action. Ainsi, loin de n’être que des formes « indéterminées »,Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 30. les œuvres de Stockhausen par exemple sont bien davantage des invitations à la suggestion, des possibles soigneusement étudiés pour garder un équilibre entre la réaction interprétative sigulière de l’auditeur et le contrôle du créateur. En d’autres termes, pour offrir à un usager une expérience « ouverte », le créateur est capable de proposer, de créer de l’inconnu, de l’invu, de l’amener non pas dans une pure indétermination mais bien de jouer avec « une certaine marge d’indétermination ».Simondon (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2001, p. 11. Une marge qui, comme son nom l’indique, ne redéfinit pas l’entièreté d’un ouvrage, ne le laissant devenir qu’un imprévu. Mais une marge qui, au contraire, nous « promet toujours autre chose à voir ».Merleau-Ponty (Maurice), Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 384.

Horizons toujours ouverts

Le travail d’interface de l’écrivain/designer Alan Trotter semble à ce titre un exemple tout à fait remarquable. Greater than or Equal to est ainsi un écrit sans cesse à redécouvrir, offrant à son lecteur de multiples chemins, toujours différents, à la manière de trappes qui s’ouvriraient sans jamais ne trouver de fond. Mais ici, pas d’infinies possibilités, pas de contingence dans la lecture, le site ne se veut pas « agglomérat d’éléments occasionnels »Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 34 – 35. mais, bien au contraire, organisation dynamique qui se laisse porter par l’usage qu’en fait le lecteur. La matérialisation des liens vient alors ici rappeler la présence d’un espace, indéfini, sans cesse en construction mais délimité par le discours de l’auteur.

À sa manière, Alan Trotter remet ainsi en perspective la notion d’ordre dans la navigation sur Internet. L’usager est ainsi invité à créer son propre ordre, à suivre les ordres et à remettre de l’ordre. Il est tout à la fois soumis aux desiderata du créateur et engagé à remettre en cause la quiétude de l’interface, pour y formuler sa propre vision. Et c’est bien là le cœur même de l’interaction homme-machine qui se joue sur les interfaces web : face à la constante incomplétude de la page web (qui peut être sans cesse modifiée, recréée, réagencée, améliorée), l’utilisateur rejoue en permanence une nouvelle partition, à la manière du musicien face aux partitions de Stockhausen.

Sérendipité et immédiateté

Confronté à sa liberté, l’internaute est donc comme laissé aux prises avec la découverte aléatoire d’un univers qui lui échappe. Présent dans ce « labyrinthe fait pour qu’on s’y perde et qu’on y erre »,Calvino (Italo), « Cybernétique et fantasmes », dans La Machine littérature, Seuil, 1984, p. 27 – 28. il éprouve tout à la fois un sentiment d’étourdissement, d’égarement mais aussi d’exaltation face à l’inconnu qui se laisse découvrir. Une expérience loin d’être propre au web et qui n’est ainsi pas sans rappeler l’« errance inventive »Rey (Alain), « Espaces clos et débordements du dictionnaire », dans L’espace du dictionnaire. Expressions – Impressions, Éditions Hermann, 2014, p. 14 – 15. à la lecture d’un livre, cette sérendipité de l’esprit qui découvre sans chercher. Mais une sérendipité qui, paradoxalement, a tendance à disparaître dans les interfaces purement informationnelles, comme celles des dictionnaires. Ainsi, appréhender le dictionnaire sur l’interface numérique passe souvent bien davantage pour l’internaute par une consultation de ce dictionnaire que par une lecture. Autrement dit, la lectio a pris le pas sur la delectatio, le désir d’accéder d’une manière immédiate à l’information a fait oublier le plaisir de l’errance et de l’imagination. En substance, on observe donc qu’une culture de l’immédiateté, de l’efficacité a émergé sur les interfaces numériques alors même que celles-ci sont les plus à même d’offrir des expériences de flânerie virtuelle. Dans la gestuelle même de la recherche, l’action de taper le mot dans une barre, qui offre ainsi une réponse immédiate, s’est subtituée à l’action de chercher dans le livre, qui pouvait n’aboutir qu’après plusieurs secondes. Des secondes de parenthèse temporelle donc, offrant la possibilité de se perdre à la vue d’un autre mot ou d’une autre image.

Des expérimentations numériques tentent donc de renouveler l’accès aux informations en réintroduisant une part d’instabilité et d’aventure dans notre interaction avec des contenus. C’est le cas par exemple de la Curator Table de Google qui entend matérialiser un espace quasiment infini, propice à la sérendipité virtuelle, et rempli d’œuvres d’art glânées parmi les collections de 623 musées. Dans le nom même de Curator Table, il est question de l’objet table que Georges Didi-Huberman analyse en profondeur dans son Atlas, en rappelant notamment que la table « est un dispositif où tout pourra toujours se rejouer. (…) Rien n’y est donc fixé une fois pour toutes, et tout y est à refaire — par plaisir recommencé plutôt que par châtiment sysiphéen —, à y redécouvrir, à y réinventer. »Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 60 – 61. C’est bien de cela dont il est question dans la profusion de la « table du curateur » de Google. Tout est à y redécouvrir, sans cesse, laissant de cette manière à l’internaute un goût d’inachèvement, prompt à l’enjoindre à trouver sans chercher, sans cesse un peu plus, dans ce contenu infini.

Structures objectives

Mais si le web actuel laisse encore trop peu de place à ce type de navigation « ouverte », il s’agit surtout d’une conséquence nécessaire des structures initiales mises en place depuis les années 70 sur les réseaux. Ainsi, loin d’offrir la possibilité de complexifier l’interaction et de la rendre moins linéaire, les structures mises en place sur le net actuel tendent, au contraire, à rendre moins évidente la singularisation de la navigation personnelle au profit d’une navigation stéréotypée. C’est une des théories de Ted Nelson qui regrettait, dans une vidéo au début des années 2000, que l’« on ait été forcé, par convention, par les logiciels disponibles, à déformer et à briser l’information que l’on souhaitait stocker ».Nelson (Ted), Ted Nelson on Zigzag data structures, 2008, https://​youtu​.be/​W​E​j​9​v​q​VvHPc, 8:40 – « We have been forced by the conventionaly available softwares to warp and break the information we want to store. » Selon lui donc, si le web offre aujourd’hui une expérience stéréotypée, poussant l’internaute à rechercher l’efficacité à tout prix, c’est avant tout dû au fait qu’aucune solution réelle n’est offerte au grand public pour formuler des possibilités plus proches de la complexité et du désordre de la pensée humaine.

Avec le projet ZigZag, Ted Nelson essaie ainsi de retranscrire ce qui semble correspondre selon lui aux « propriétés idiosyncratiques » et aux « structures qui vont dans toutes les directions »Ibid. – « has idiosyncratic properties and structures that go in all directions. » de contenus qui colleraient ainsi à l’esprit humain. En s’affranchissant de la pensée tabulaire et linéaire de l’hyperlien originel, les schèmes numériques pourraient ainsi proposer une intelligibilité fragmentée, bien loin de l’ordonnancement de nos contenus actuels. Car « le désordre n’est déraison que pour celui qui refuse de penser, de respecter, d’accompagner en quelque sorte, le morcellement du monde ».Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 56. Et le désordre pourrait donc être la clef pour appréhender et comprendre d’une manière sensible les données présentes sur l’Internet.

Internet, par ses caractéristiques propres et ses possibilités extensives, se propose ainsi à l’usager en tant qu’« œuvre ouverte » laissant à l’internaute non pas une « indétermination de la communication », mais « d’infinies possibilités de la forme » et une « liberté d’interprétation ».Eco (Umberto), L’œuvre ouverte, Éditions Points, 1965, p. 19. Face à cette nouvelle donne, comment envisager la place de l’internaute confronté à sa liberté dans l’univers indéterminé de la fenêtre du navigateur ? Dans cette « organisation originale du désordre »,Ibid. p. 90 – 91. il faut entendre le possible rôle du designer dans la définition d’un lieu de sérendipité, un imaginaire de la désorientation, prompt à offrir à l’usager les moyens de s’approprier les informations d’une manière neuve, mais surtout lui laissant la possibilité de créer un désordre, dans l’ordre que lui propose l’architecture du net.

Sujet

L’enjeu de la différence entre « exercice » et « emploi » d’un appareil, c’est la voie prise par la subjectivation. Tantôt une modalité du sujet se libère (elle existe, elle s’aperçoit, elle s’exprime au sein de l’expérience), tantôt elle demeure en souffrance (elle n’aperçoit pas les formes de sa sensibilité, elle fonctionne sous ses formes, en soumission).Huyghe (Pierre-Damien), « La condition photographique de l’art » dans L’art au temps des appareils, L’Harmattan, 2006, p. 21.

Le web se présente comme un espace infini qui offre aux internautes la possibilité d’user de leur liberté à chaque moment de leur navigation. Cela veut dire qu’à chaque moment de son interaction avec l’outil numérique, quelqu’il soit, l’internaute doit formuler des choix, prendre des directions, envisager telle ou telle continuité à son propre cheminement, si bien qu’il n’y a pas de navigation qui ne puisse pas être personnelle. Mais alors que cette navigation est nécessairement personnelle, on observe qu’elle obéit à des schémas qui, eux, sont toujours partagés. Là encore, la forme stéréotypée de la navigation de chacun n’est que le résultat de l’architecture même du web et plus largement d’outils numériques pensés avec l’ambition d’être « faciles d’usage », d’être « ergonomiques ». Souvent mises en avant, que ce soit pour des softwares ou des hardwares, ces qualités sont évidemment celles que recherchent la plupart des utilisateurs confrontés au choix d’une machine, d’un outil. Mais sont-ce réellement des qualités qui permettent de prendre la pleine mesure des capacités quasiment infinies d’un outil ? Sont-ce réellement des qualités qui pensent « des relations à la technique qui ne soient pas immédiatement inscrites sous l’ordre d’une intention, d’une visée, d’une mise à disposition » ?Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 100. En d’autres termes, sont-ce bien là des qualités qui placeraient le sujet dans un rôle d’usager (celui qui cherche un usage, qui cherche à user l’ensemble des capacités d’un outil) plutôt que dans un rôle d’utilisateur (celui qui cherche une utilité, qui cherche l’utile) ?

Il n’est pas question ici d’aller jusqu’à parler d’une forme d’« aliénation » à la technique, d’un « blocage de l’individuation »,Stiegler (Bernard), « Chute et élévation. L’apolitique de Simondon », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 131, no. 3, 2006, p. 325 – 341. termes chers à Bernard Stiegler qui souhaite par là rendre compte de notre soumission aux paradigmes technologiques contemporains. Essentiellement car ces paradigmes auraient été comme récupérés par le monde néo-libéral, qui aurait profité de l’aspect « disruptif » du web pour imposer « une accélération presque inconcevable de la vitesse de la circulation et du traitement des informations »Stiegler (Bernard) et Riquier (Camille), « Critique de la raison impure », Esprit, vol. mars avril, no. 3, 2017, p. 118 – 129. et donc une complexification insensée de la technologie, devenue inappréhendable par tout un chacun. Dans cette optique, on observerait ainsi un effet de mise à l’écart volontaire du sujet confronté à la technologie pour mieux pouvoir contourner son entendement et l’enfermer dans un mimétisme contrôlable. Loin de vouloir soutenir une vision aussi sombre de notre relation à la technique et fondamentalement inscrite dans des luttes de pouvoir, il s’agit davantage ici de rappeler qu’à travers l’écran, un médiateur vient entraver la relation sujet/​objet technique et que ce médiateur doit être identifié comme tel.

Médiations dirigées

Car ce médiateur, par son entremise, vient proposer des choix de design qui, bien souvent, tendent à cacher toute possibilité de « bifurcations (…) sans intention précise »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 11. au fond, toute possibilité d’apprivoiser l’inutile d’une interaction avec un outil numérique. Cet inutile que l’utile-isateur n’est jamais amené à apercevoir, à déterrer derrière l’ergonomie, c’est pourtant cet inutile qui permettrait de redéfinir un rapport à la technique profondément sensible, singulier et singularisé.

Le site internet Radio Garden, archive de plusieurs milliers de radios à travers le monde, créée par les studios Puckey et Moniker, s’offre ainsi à l’usager d’une manière qui ressemble trait pour trait à l’expérience de l’atlas, décrite par Georges Didi-Huberman dans ces termes : 

Nous l’ouvrons d’abord pour y chercher une information précise mais, l’information une fois obtenue, nous ne quittons pas forcément l’atlas, ne cessant plus d’en arpenter les bifurcations en tous sens ; moyennant quoi nous ne refermerons le recueil de planches qu’après avoir cheminé un certain temps, erratiquement, sans intention précise, à travers sa forêt, son dédale, son trésor. En attendant une prochaine fois tout aussi inutile ou féconde.Ibid.

Car si cette archive pourrait purement et simplement se présenter sous forme tabulaire, typique du web, elle choisit ici de s’inscrire dans un espace tridimensionnel prompt à être manipulé, à être méticuleusement décodé pour former une sorte de récit itératif, une lecture discontinue d’informations à la fois cherchées et fuies. En substance, ce globe, avec sa multitude de points à découvrir, provoque une excitation personnelle, l’exaltation d’une pensée du soi face à l’information.

Se penser comme unique

L’ère de l’individu pensé comme foncièrement unique et extra-ordinaire (qui sort de l’ordinaire, qui devrait donc absolument se montrer au monde dans son caractère exceptionnel) culmine ainsi sur les réseaux sociaux, à la fois intrinsèquement tournés vers soi et tournés vers les autres. Le site internet Pinterest est ainsi particulièrement symptomatique du caractère supposément individué du web, chacun devenant à sa manière, le créateur d’un Atlas personnel, un Warburg en puissance. Or, une étude de la terminologie utilisée par Pinterest est éclairante. En effet, on retrouve sur Pinterest l’idée de la création, non pas de planches ou de tables, objets par nature « disparates »Ibid. et donc modestes et toujours à reconfigurer, mais de tableaux, avec toute la vanité que renferme ce terme. En somme, Pinterest limite ses utilisateurs à des pratiques profondément normées et inscrites dans des gestuelles simplistes (le pin, l’épinglageLà encore, on retrouve peu ou prou notre comparaison avec l’Atlas warburgien et ses pinces, ses épingles pouvant permettre de remplacer aisément telle ou telle image. d’une image comme seule véritable interaction), tout en leur faisant miroiter une forme de génie, une capacité à créer des « œuvres ».Ibid., p. 60 – 61. Car comme le rappelle Georges Didi-Huberman, « un tableau s’accroche aux cimaises d’un musée », il est « un moment d’arrêt »,IMBS (Paul, dir.), « Tableau », dans Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Éditions du CNRS, 1971, vol. XV, p. 1294 – 1295. bien loin donc de la supposée ouverture permanente du web. À ce titre donc, Pinterest est l’exemple parfait d’une interface promettant à chacun de devenir le maître de sa propre interaction, mais aussi bien davantage le maître d’un monde personnel qui mériterait d’être partagé tout en ne proposant qu’une expérience soumise à des schèmes sommaires.

Mais il ne faut pas, au contraire, croire que la création d’interfaces offrant à leurs usagers une supposée liberté absolue dans leur interaction suffise à créer les fondations d’une navigation idéale, car erratique. En effet, « si [l’utilisateur] se contente d’accéder à divers éléments l’un après l’autre et au hasard, comme c’est généralement le cas, il n’y a aucune raison de supposer que ces éléments constituent le moindre récit ».MaNovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 406 – 407. Et dès lors, l’errance devient surtout et avant tout, une manipulation hasardeuse, indéterminée d’un objet qui, bien que non-intentionnelle, pourrait proposer une forme de lecture, discontinue mais à dessein. Un site comme le site du photographe Marco Kamber est à ce titre assez typique d’un site qui se contente, pour laisser croire à l’utilisateur qu’il possède une liberté d’action pure et parfaite, de proposer de piocher dans une base de données de manière relativement hasardeuse. Et d’ainsi créer un montage nécessairement contingent.

Face à la profusion sur Internet de sites et d’outils proposant aux utilisateurs une interaction stéréotypée et conformiste, l’un des enjeux du travail du designer contemporain pourrait être de replacer l’expérience et l’exploration personnelles et singulières au cœur de la pensée des médias numériques. En d’autres termes, le sujet subit l’objet numérique, est soumis à sa forme sans que ne puisse s’exercer la possibilité d’une errance, d’une navigation non intentionalisée. Mais plus largement, le designer pourrait amener les internautes à une prise de conscience de leur être sur Internet en leur proposant des outils à la fois libérés mais en dialogue permanent avec de possibles intentions fécondes.

Montages

Le grand problème (…) n’est plus de savoir par quelles voies les continuités ont pu s’établir, de quelle manière un seul et même dessein a pu se maintenir et constituer, pour tant d’esprits différents et successifs, un horizon unique, quel mode d’action et quel support implique le jeu des transmissions, des reprises, des oublis, et des répétitions, comment l’origine peut étendre son règne bien au-delà d’elle-même et jusqu’à cet achèvement qui n’est jamais donné, — le problème n’est plus de la tradition et de la trace, mais de la découpe et de la limite ; ce n’est plus celui du fondement qui se perpétue, c’est celui des transformations qui valent comme fondation et renouvellement des fondations.Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 12.

LA
MONNAIE
DE
L’ABSOLU

LA
RÉPONSE
DES
TÉNÈBRES

GodardGodard (Jean-Luc), Histoire(s) du Cinéma, 3(a) : La monnaie de l’absolu, 1998. nous raconte l’histoire de ce qui selon lui a fait l’Histoire. Ou plutôt les Histoire(s). Il nous raconte comment le cinéma italien a été le seul à entrer en Résistance durant la Seconde Guerre Mondiale. Non pas une résistance à l’occupation allemande, mais une résistance face à l’occupation culturelle américaine. Drôle de manière de raconter une histoire. Les images se succèdent sans se définir. Elles se perturbent sans se marier. Les mots viennent se chevaucher, s’extraire du champ, un champ de caméra qui nous emmène hors de lui, un champ de bataille où se combattent les pensées. Le « destin [de ces] images ne peut s’appréhender qu’en termes de montages, de démontages et de remontages perpétuels. »Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 265 – 266. Et le destin de ces histoires ne peut être que dans l’embrasement perpétuel du sens. 

S’il est un réalisateur qui a su, dans son œuvre, faire apparaître le montage plutôt que de le faire disparaître, le présenter au spectateur plutôt que de l’absenter, il s’agit bien de Jean-Luc Godard. Car si le cinéma est en somme, « l’art du montage », et donc si tous les réalisateurs, de fait, se jouent du montage pour « problématiser les séries, les découpes, les limites, les dénivellations, les décalages, les spécificités chronologiques, les formes singulières de rémanence, les types possibles de relation »,Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 18. tous ne choisissent pas de faire du montage un jeu, une « procédure capable de mettre en mouvement de nouveaux espaces de pensée”. »Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 281.

L’imprévu de l’intervalle

Godard voit ainsi dans le montage un décalage permanent, qui fait des mots et des images les pièces d’un puzzle qui ne se construit qu’en se détruisant. Il conteste la linéarité des discours, contredit l’expérience du récit. Le montage est , visible mais latent, heurté mais séquencé, si bien qu’il énonce plutôt que d’annoncer, il parle au présent plutôt que d’anticiper un futur. Chaque document, mot, image, son, est « mis en question »,Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 13. il est pensé dans sa différance, dans sa manifestation inépuisable dans l’autre. Cette manière de penser le montage, en ce qu’elle « décèle de nouveaux rapports intimes et secrets”, de nouvelles correspondances et analogies” »Didi-Huberman (Georges), Op. cit., p. 14. introduit une « étrangeté », elle « rend problématique ».Ibid., p. 109 – 110. Elle fait apparaître autant que disparaître dans la juxtaposition, dans la superposition, dans la substitution les limites et les frontières, elle se joue des intervalles et des entre-deux.

C’est cela un montage : une interprétation qui ne cherche pas à réduire la complexité, mais à la montrer, à l’exposer, à la déplier selon une complexité au deuxième degré.Didi-Huberman (Georges), L’image survivante, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 494.

Par là, le montage ne devient donc pas seulement l’« assemblage des divers plans »IMBS (Paul, dir.), « Montage », dans Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Éditions du CNRS, 1971, vol. XI, p. 1033 – 1034. mais bien davantage l’assemblage des intervalles, la pensée de ces interstices, de ces jonctions et disjonctions. Il est ce milieu, à la fois entre et autour, qui est la condition même de la vie d’images qui cherchent leur survivance. Dans ses deux livres Parallel Encyclopedia I et II, Batia Suter travaille ces intervalles et essaie de transgresser les limites entre les images pour mieux montrer la perpétuelle circulation de sens et de sensations entre les choses de notre monde. Il s’agit donc bien là d’une encyclopédie, d’un ouvrage qui cherche à « faire le tour des connaissances »,IMBS (Paul, dir.), « Encyclopédie », Op. cit., p. 1056 – 1057. mais une encyclopédie parallèle, une encyclopédie qui met en parallèle, une encyclopédie qui met au jour des jeux infinis d’intervalles. En d’autres termes, une encyclopédie qui « donne une chance d’observer comment s’embrassent et se séparent, comment se combattent et se mêlent, comment s’éloignent et s’échangent »Didi-Huberman (Georges), L’image survivante, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 501. les éléments de notre monde.

Cette pensée de l’intervalle est centrale dans une étude de la mise en forme des données numériques. Car en somme, l’interface numérique n’est qu’un abîme, « un tendre intervalle »Nabokov (Vladimir), Ada ou l’ardeur, Fayard, 1975, p. 447. à la fois temporel et spatial. L’interface est la face, le visage, la visualisation première de cet inter et à ce titre, elle ne fait que révéler les intervalles entre les données. Elle séquence les informations autant que les actions, elle est l’armature qui constitue les significations et les configurations. Avec le site internet Black Sun, le studio Moniker tente ainsi de mettre en évidence l’héritage formel de la peinture de Malevitch sur l’art moderne et contemporain. Mais plutôt que de juxtaposer les œuvres, plutôt que de faire saisir les affinités par un montage invisible, cette interface tente à l’inverse d’exposer l’intervalle, de le re-présenter. Si bien que les relations, au lieu de nous apparaître, nous « sautent aux yeux »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 274. elles se manifestent à nous avec force et évidence. Cette forme noire qui suit notre souris devient ainsi l’équivalent de la fine bande noire qui s’immisce entre deux images d’une pellicule cinématographique : elle est la condition du mouvement entre, le matériau qui fait tenir le lien.

Ne pas tout voir

Mais si Black Sun est une matérialisation des intervalles, il est aussi une matérialisation de la profusion de ces intervalles. Chaque fois qu’une image est découverte, une barre de progression vient se remplir, doucement, non pas seulement pour nous emmener vers la fin mais aussi pour nous rappeler qu’il reste tant à voir, et tant à ne pas voir. Chaque image découverte est ainsi aussi l’artefact de tous ces intervalles qu’il faut redécouvrir et re-chercher, de tous ces intervalles qu’il serait possible d’affronter. « Tout ce qui fuse en tant que nouvelle évidence fuit également en tant que nouveau mystère, nouvelle question à affronter, nouveau problème à construire ».Ibid. Tout ce qui nous oblige à trouver, nous oblige aussi à nous perdre, à accepter que les données sont insaisissables dans leur surabondance.

Ainsi, les interfaces numériques viennent, par les intervalles temporels et spatiaux qu’elles créent, non pas simplifier l’accès aux bases de données mais au contraire les complexifier. Et si cette complexification nécessaire semble aller à l’encontre de l’idée d’interfaces simples d’usage que pourraient réclamer les utilisateurs, elle permet aussi de faire des bases de données le matériau de montages dynamiques. Des montages qui métamorphosent l’appréhension des contenus par l’utilisateur, et des montages qui, à la manière du cinéma de Godard, développent des récits perturbés et perturbants. Le site internet Leviathan, créé par le studio londonien OK-RM pour l’artiste Shezad Dawood, propose ainsi à l’usager une véritable plongée dans un récit et dans un espace immersif, qui nous perd autant qu’il met en évidence les intervalles démultipliés entre les chapitres d’une narration. L’interface devient « un océan où des épaves, venues de temps multiples, se seraient amassées au fond de l’eau noire »,Didi-Huberman (Georges), L’image survivante, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 496. le medium d’une représentation des continuités et des discontinuités qui fait de l’usager, le visiteur d’un intervalle.

En utilisant le hasard du montage comme composante d’un récit, le studio Moniker, à nouveau, fait de cet intervalle entre deux temps, deux images, un jeu de rapprochement étrange et inhabituel. Pour le minisite créé à l’occasion de l’exposition de l’artiste Hito Steyerl au Van Abbemuseum d’Eindhoven en 2014, Moniker a ainsi développé une interface qui recherche automatiquement, toutes les 3 secondes, un terme du texte de description de l’exposition sur Wikipedia. En découle une visite virtuelle d’un certain nombre de pages et donc plus largement une visite virtuelle d’une infime partie de Wikipedia, non pas d’hyperlien en hyperlien, mais simplement de page en page. Sans jamais réclamer de l’utilisateur une action, comme un clic ou un scroll, le site propose donc un récit unique, « extérieur à nous-mêmes »,Nietszche (Friedrich), Le Gai savoir, 1882, dans Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8, trad. Henri Albert, 1901, § 355, p. 328. des mises en contact singulières qui font apparaître autant les survivances de l’interface de Wikipedia, que les temps de latence et de chargement de ces intervalles.

Fragments intertextuels

Ces interfaces remettent ainsi au jour l’opposition pointée du doigt par Lev Manovich dans Le langage des nouveaux médias entre représentation et information. Selon lui, « cette opposition renvoie à deux buts opposés de la conception des nouveaux médias : immerger les utilisateurs dans un univers imaginaire semblable à la fiction traditionnelle tout en leur donnant un accès efficace à un corpus d’informations ».Manovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 79. En formulant des récits et en matérialisant des intervalles et des « mondes nouveaux »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 79. les interfaces numériques ont ainsi la possibilité de faire des bases de données et des informations, les fondements d’une appréhension nouvelle par l’usager. Mais ces nouvelles dispositions, loin d’être des handicaps dans l’optique d’une lecture aisée et d’une recherche facilitée permettent au contraire la mise en place d’une « intertextualité » visible, et donc de montages et d’intervalles matérialisés. 

Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure, ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langage sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui.Barthes (Roland), article « Texte (théorie du) », dans Encyclopaedia Universalis, 1973.

Une page web, en tant qu’elle est « une liste séquentielle d’éléments séparés »MaNovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 396. est donc le medium essentiel d’une intertextualité visible. Elle est l’outil qui permet de faire de la base de données un jeu de liens et de ponts, un montage alors même que « rien dans la logique du médium n’en favorise la génération ».Ibid., p. 407 – 408. En effet, la base de données est un ensemble « épars, fragmenté ».Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 210 – 211. Elle attend d’être interprétée, ce qui est peut être fait par l’usager ou par le designer lui-même. Sur le site de l’artiste Myung Feyen, la base de données est rendue visible et s’impose donc à l’usager comme une source à connecter, comme l’interface d’intervalles potentiels à découvrir. À l’inverse, le projet Transfeed de Sylvain Julé, projet de recherche mené à l’Atelier National de Recherche Typographique, essaie de mettre en évidence comment une interface d’archivage des sites d’informations pourrait permettre à l’usager d’éprouver les montages, les démontages, les connections, les organisations des textes, d’en éprouver l’intertextualité, d’en éprouver les intervalles.

De cette manière, dans sa perspective de déploiement d’une organisation quasi archivale de l’histoire de la langue, le dictionnaire paraît être un terrain fertile pour la formulation de continuités et de discontinuités, en somme, un medium caractérisé par la nécessité d’un montage, de la formulation d’intervalles. Entre efficacité dans l’accès à l’information et immersion dans une pensée constellative, le montage peut affirmer une multitude d’intentions et faire montre de configurations protéiformes, créant raccords et enchaînements, analogies et contradictions au sein de bases de données à l’allure systématique.

Frontières

S’il y a du programme, rien n’oblige à comprendre le rapport au programme comme une détermination : rien n’oblige à penser qu’un programme ne puisse produire que du programmable, ne puisse pas produire de l’improbable.Stiegler (Bernard), La technique et le temps, tome 2, La désorientation, Édition Galilée, 1996, p. 214.

Que peut-il bien advenir du web tel que nous le connaissons aujourd’hui à l’avenir ? Nul n’aurait certainement pu prévoir l’importance prise par les outils numériques il y a de cela ne serait-ce que 30 ans, et aujourd’hui, force est de constater qu’il paraît impossible de réenvisager nos manières de penser sans ces outils. Chaque jour, nous lisons les informations sur nos smartphones, nous cherchons des définitions sur nos tablettes, nous observons le monde depuis notre écran d’ordinateur. Si bien qu’il paraît très étrange d’envisager d’autres schémas de pensée, d’autres pratiques de médiation que ceux qui se sont imposés au fil des années aux internautes. Et pourtant, les entreprises de l’Internet continuent de mener des recherches en vue de comprendre et d’inventer le web de demain. Un web encore plus automatisé, encore plus évident, un web qui, en somme, réussirait à entrer dans une interaction directe avec l’usager ; une interaction sans souris (c’est déjà le cas avec les interfaces tactiles) mais peut-être même aussi une interaction sans toucher (à travers la reconnaissance vocale et l’ICM, interaction cerveau-machine), ou encore des processus de plus en plus automatisés (c’est en substance l’utopie/dystopie maintenant bien connue des robots qui développeraient une pensée quasiment humaine). 

On a vu ces dernières années l’émergence d’outils développant des capacités de ce qu’il convient d’appeler du machine learning, à savoir la possibilité pour une machine d’apprendre d’elle-même, de ses « erreurs », des récurrences dans l’interaction avec l’utilisateur. C’est ce qui permet aujourd’hui de créer des ordinateurs capables de battre des champions d’échecs ou de jeux de go, mais aussi de manière moins anecdotique, des voitures autonomes par exemple. Toutes ces machines ne pourraient exister dans le cas d’une création algorythmique classique. Il est en effet impossible pour un créateur de formuler l’ensemble des possibilités d’interactions et de réponses à donner à ces interactions pour des processus de pensée aussi complexes que la conduite automobile par exemple.

Des machines à produire de l’impensable

Et de fait, ces nouvelles capacités des technologies vont nécessairement influer sur tout un pan de la culture numérique. Internet est ainsi devenu le medium de ce que Lev Manovich appelle la « variabilité »,Manovich (Lev), Le langage des nouveaux médias, Les Presses du Réel, 2010, p. 111 – 112. en d’autres termes, la capacité à intervenir, au même titre que l’humain, dans la création de versions démultipliées d’un même objet. La nouvelle imprévisibilité des programmes informatiques permet ainsi d’entrevoir des possibilités d’éprouver des dispositifs impensables, de proposer à l’usager des matières aléatoires, des constellations en constante production. La machine, par ses interventions indéterminées, propose de fuir nos propres limites, de détruire les frontières établies de l’organisation de l’information et de sa monstration.

Dès lors, le programme (par définition, ce qui est donc prévu à l’avance) peut désormais échapper à son créateur, produire, de lui-même, de l’imprévu. Il s’agit donc de l’« envisager non comme une entité parfaitement compréhensible, mais comme une extériorité travaillable ».Masure (Anthony), Design et humanités numériques, Éditions B42, 2017, p. 432. Le programme devient l’outil, pour le designer et pour le chercheur, d’une indétermination et, de facto, le formulateur de formes plus ou moins anticipées et novatrices. Depuis quelques années, Google cherche précisément à utiliser tout son savoir-faire dans la création d’algorithmes complexes et dans les technologies de machine learning pour poser de nouvelles hypothèses dans la mise en forme de l’information et du savoir. Avec son projet Bird Sounds notamment, Google entend utiliser ces évolutions récentes des technologies des nouveaux médias pour offrir une nouvelle classification, visuelle et scientifique, des chants d’oiseaux. Ce sont ainsi plusieurs milliers de chants qui ont été décortiqués, analysés puis classés algorithmiquement pour créer une interface de visualisation et d’écoute, sans intervention humaine en aval de la création du programme originel. Cette cartographie sonore des chants d’oiseaux permet ainsi des rapprochements inattendus mais, plus largement, repose de fait sur la possibilité d’utiliser ces technologies de machine learning, sans lesquelles il serait purement et simplement impossible de traiter une telle quantité d’informations.

Une poétique de l’automatisation

Du côté de l’art, Google tente également de renouveler notre regard sur les formes visuelles et sur la réminiscence de certaines d’entre elles à travers le temps pour proposer une relecture de l’histoire des arts. Avec le projet X Degrees of Separation, Google offre ainsi à l’usager la possibilité de choisir deux images d’œuvres d’art et d’observer les liens que les algorithmes de reconnaissance visuelle parviennent à tisser entre ces deux œuvres. L’interface nous « donne [ainsi] à voir les trajets de la survivance dans l’intervalle des images »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 289 – 290. mais en exposant dans ces intervalles des liens visuels automatisés. En somme, là où le sujet humain est nécessairement biaisé dans son regard par toute la culture visuelle qu’il aura emmagasinée, le programme vient baser les rapprochements effectués sur des analyses visuelles purement arbitraires et automatisées. Et donc nécessairement imparfaites, mais œuvrant à faire ressortir des continuités et des discontinuités encore impensées.

Et dans cette imperfection du programme gît une forme de poétique de l’automatique. En dépassant nos propres limites, du raisonnable, du moral ou plus simplement du pensable, le programme envisage le monde selon un point de vue de fait ahumain. Il « dépasse nos frontières », « se projette du bord extrême »Calvino (Italo), « Cybernétique et fantasmes », dans La Machine littérature, Seuil, 1984, p. 22. et propose de voir nos savoirs selon un angle fondamentalement inédit. L’expérience Re-cognition mené par le Tate Museum en 2016 propose ainsi, là encore grâce à des algorithmes de reconnaissance visuelle, de tisser des liens automatisés entre des images d’actualité et des images tirées de la collection du musée. En découle un renouvellement de l’appréhension de l’une et l’autre de ces collections d’images (d’un côté le photojournalisme, de l’autre l’artistique), mais aussi une forme de poésie, de relecture critique à travers les rencontres hasardées par la machine, stimulant ainsi un questionnement sur l’image en général. L’automatisation offre de ce fait à l’internaute la possibilité de porter un regard nouveau sur l’information, en redonnant une place à l’analyse non contextuelle et non documentaire de cette information. Mais il offre aussi à l’internaute une matérialisation de l’imperfection des programmes, dont les rapprochements sont parfois simplement anecdotiques, loin de toute logique intellectuelle. Et c’est peut-être là l’acte créateur du programme.

Appendices

Wiktionnaire, le dictionnaire de l’ère numérique

Petit frère du géant encyclopédique Wikipedia, Wiktionnaire (dérivation française de Wiktionary) s’impose, en 2017, comme le dictionnaire le plus consulté par les internautes français avec plus de 13000 visites par heure en juin 2017.https://​stats​.wiki​me​dia​.org/​w​i​k​t​i​o​n​a​r​y​/​F​R​/​S​i​t​e​m​a​p.htm. Ce succès, loin d’être anodin, rappelle à quel point le paysage de la dictionnairique (terme cher à Bernard Quemada pour désigner l’élaboration d’un dictionnaire, sa fabrication) a été bouleversé par l’arrivée de nouveaux acteurs dans le domaine des dictionnaires depuis les années 90 et la démocratisation de l’Internet grand public. Loin d’être un acteur historique tels que peuvent l’être le Larousse ou le Robert, désormais pleinement présents eux aussi sur Internet, Wiktionnaire se veut être non pas un dictionnaire sur le web mais bel et bien un dictionnaire pour le web, libre et gratuit comme le formule en préambule le slogan du site originel, en anglais : « The free dictionary » .Le slogan anglais joue volontiers, au contraire du slogan français (« Le dictionnaire libre »), sur la polysémie du terme « free », à la fois gratuit, libre de droit et libéré de toute idéologie. Mais surtout Wiktionnaire est un projet titanesque de réunion, sur une même plateforme, d’un contenu lexicographique pour « toutes les langues » et incluant, au-delà des traditionnelles définitions, « thésaurus, rimes, traductions, prononciation audio, étymologies, et citations »,https://fr.wiktionary.org/wiki/Wiktionnaire:À_propos. un projet en somme parfaitement dans la lignée de Wikipedia et plus largement dans la lignée d’une certaine idéologie d’un web pour tous et par tous véhiculée par ces sites de référence.

Par bien des aspects, il semble ainsi pertinent de voir dans Wiktionnaire un idéal, une utopie babélienne dont l’exhaustivité autant que la multiplicité de ses auteurs (au total plus de 200 000 utilisateurs ont participé, de près ou de loin, à la rédaction de Wiktionnaire à ce jour) tendent à laisser croire en une prétendue forme de neutralité, là où des dictionnaires comme le Trésor de la Langue Française ont toujours assumé « avoir renoncé à des critères de pure objectivité, celle-ci n’étant souvent (…) qu’une somme de subjectivités se contrôlant ou contrôlées ».IMBS (Paul), Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Éditions du CNRS, 1971, vol. I, préface, p. XXIII. Il semble ainsi légitime de se demander si Wiktionnaire est bel et bien l’aboutissement de siècles de lexicographie, ayant réussi la synthèse du travail de recherche philologique de dizaines de dictionnaires, en en gommant l’idéologie et l’absence de neutralité grâce aux caractéristiques de l’Internet, ou simplement un leurre, « une joyeuse pagaille du web 2.0 [qui aurait] piétiné des normes patiemment établies depuis des siècles ».Moatti (Alexandre) et Bachelet (Rémi), « Wikipédia, un projet hors normes ? », Annales des Mines Responsabilité et environnement, vol. 67, no. 3, 2012, p. 48 – 53. Comme son parent direct Wikipedia, Wiktionnaire souffre ainsi d’une réputation peu flatteuse, passant auprès du public des « experts » pour un outil peu fiable, de par sa nature sans cesse modifiable par n’importe qui, et fondamentalement accessible, donc présupposément souffrant d’absences de connaissances et de compétences. Pourtant, Wiktionnaire s’est nourri, dès 2006, de milliers de définitions de la 8e édition du Dictionnaire de l’Académie Française (ou DAF8), celle de 1932 – 1935, tombées dans le domaine public, ce qui rappelle la volonté de l’ensemble de la communauté de Wiktionnaire de défendre une expertise et un ancrage dans une tradition lexicographique de qualité (l’ajout de ces définitions ayant même fait l’objet d’un communiqué de presse de la Fondation Wikimedia en décembre 2005). 

Comme il est possible de le voir dans la définition d’abreuver sur Wiktionnaire, une partie non négligeable est directement empruntée, sans modification, au DAF8, tandis que le reste de la définition et des citations a été rajouté par la suite (au total plus de 90 modifications depuis la base du DAF8 le 10 janvier 2006, par plus de 30 utilisateurs différents). Il est intéressant d’analyser cet effet palimpsestecf. Ch.2 : Palimpseste. et de voir que celui-ci tente en premier lieu d’engendrer la simplification de la syntaxe ou son actualisation vers un vocabulaire ou une réalité plus actuelle (« Abreuver des tonneaux, des cuves, les remplir d’eau pour en faire gonfler le bois afin qu’ils ne coulent point. » est remplacé par « Remplir (un tonneau) d’eau pour le faire gonfler afin de le rendre étanche. »), les abréviations sont rendues explicites (« v.tr. » devient « verbe transitif »), la différenciation entre les exemples et la définitions des lemmes est clarifié, des citations d’auteurs sont introduites avec parcimonie (trois au total, là où le TLF en exhume pas moins de 37 pour la même définition) et, dans la droite lignée de la volonté formulée par Wiktionnaire, l’introduction de l’étymologie, de la synonymie, de l’antonymie, de la dérivation, de l’hyperonymie, et de la traduction. 

En soi, l’entreprise louable de Wiktionnaire de rendre accessible, simplifier, actualiser mais aussi compléter des définitions avec l’aide des référents experts que seraient les dictionnaires historiques est donc difficilement criticable. Mais peut-on cependant légitimement considérée que les choix syntaxiques et lexicaux d’une assemblée d’illustres écrivains et penseurs des années 30 peuvent et doivent être remis en cause par une communauté d’internautes anonymes, aussi passionnés et remplis de bonnes intentions soient-ils ? Quel que soit l’avis que l’on peut avoir sur la validité de l’une ou l’autre des propositions, selon quelle autorité peut-on réellement considérer que la modification de la proposition « afin qu’ils ne coulent point » par « afin de le rendre étanche » par un internaute lambda est justifiable ? Wiktionnaire semble faire sienne l’idée que la « démocratie numérique »cf. Ch.2 : Palimpseste. importe davantage que l’expertise de certains, qu’une autorégulation finira nécessairement par mener vers de supposées formes de vérité, de neutralité, d’objectivité lexicographiques, ce qui s’oppose en tout point au « principe d’autorité » prôné par Paul Imbs dans la préféce du TLF. Wiktionnaire est donc une fenêtre ouverte sur un débat vieux comme la lexicographie : il ne peut y avoir de dictionnaire sans auteur, et donc sans autorité et autorialité,cf. Ch.2 : Palimpseste. et cette autorité, à l’ère de l’Internet, doit être réinterrogée (que ce soit pour la réaffirmer ou la critiquer). 

Un des éléments qui fait la force et la particularité de Wiktionnaire, et plus largement de Wikipedia, est la présence de discussions, de débats entre utilisateurs qui permettent de modifier, faire avancer, transformer une définition, l’amener vers l’utopie ultime, à savoir la neutralité. Cette discussion autour de la prononciation du mot curry de février 2017 est ainsi particulièrement éclairante sur la manière dont se joue l’autorité au sein des définitions Wiktionnaire, et ce que doit viser une définition selon les dogmes de la plateforme. 

Nous n’avons pas à considérer que la prononciation courante est mauvaise, c’est une question de neutralité

comme l’énonce l’utilisateur Lmaltier, convoquant par ailleurs le TLFi comme référence (quid de la neutralité dans ce cas-là ?) quand l’utilisateur Bertrand Grondin cite l’ouvrage de Jacques Capelovici, Le français sans faute pour expliciter et appuyer son désir de modifier la prononciation du mot. Une référence que réfute Lmaltier, arguant que 

Jacques Capelovici ne parle pas de l’usage, il donne une opinion, basée sur un raisonnement. Nous, c’est l’usage que nous décrivons, nous ne prenons pas ce genre d’opinion à notre compte.

On voit donc bien ici tout le paradoxe de Wiktionnaire : refuser l’opinion de certains, jugeant qu’elle manque de neutralité, approuver d’autres sources, dont la neutralité est cette fois-ci peu remise en question (ainsi 17% des entrées ont été importées du Littré ou du DAF8Sajous (Franck) et Hathout (Nabil), « Informativité, neutralité et point de vue dans une offre dictionnairique hétérogène : vers une complémentarité ? », Revue française de linguistique appliquée, vol. XXII, no. 1, 2017, p. 27 – 40. dont on ne peut complètement affirmer la neutralité malgré leur réputation d’experts) et parfois même introduire une forme de subjectivité, voire de parti-pris par le biais d’exemples et de citations bien choisis. Ces exemples permettent ainsi « d’exprimer un jugement sans entamer la neutralité apparente du rédacteur de l’article, qui rédige la seule glose : la responsabilité du point de vue exprimé est celle de l’auteur de la citation ».Ibid.

Wiktionnaire, au-delà de sa position d’outil lexicographique dominant en France et dans le monde, remet donc au goût du jour des débats séculaires et les éclaire avec une nouvelle lumière, ravivés par l’arrivée d’Internet et du crowdsourcing, sur la neutralité et l’autorité dans la rédaction d’un dictionnaire. En tant qu’objet refusant toute « immobilisation temporelle »,Didi-Huberman (Georges), Atlas, ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 60 – 61. le dictionnaire numérique a trouvé en Wiktionnaire une forme d’aboutissement de l’objet où « tout est [sans cesse] à refaire ».Ibid. Loin d’être anodines, les transformations dans la manière-même d’appréhender la création dictionnairique qu’a introduites Wiktionnaire, rebattent ainsi les cartes pour l’ensemble d’un domaine du savoir, interrogeant sur la pertinence des dictionnaires à la périodicité longue et non contributifs.

Interview de Joost Grootens

Joost, c’est un réel plaisir de pouvoir vous parler du sujet des dictionnaires, vous qui êtes néerlandais et qui avez travaillé sur ce sujet pendant plusieurs années. C’est en fait assez bizarre, car en France les dictionnaires sont perçus comme un outil purement technique, un outil qui ne nécessiterait pas d’être designé ou pensé par des designers, et c’est pourquoi cela m’interesse de vous entendre à ce propos. Première question, pourquoi pensez-vous que les designers sont aussi peu impliqués dans le processus de conception des dictionnaires, qui sont pourtant des outils qui auraient besoin de cette expertise, en tant qu’ils sont des outils d’information extrêmement complexes ?

Quand j’ai commencé à travailler sur le Dikke van Dale, au moment où j’ai eu ma première conversation avec l’éditeur, nous avons commencé à discuter de l’intérieur du dictionnaire. Il m’a dit : « Nous avons deux types de lecteur : nous avons les gens qui sont plus intéressés par l’intérieur du dictionnaire, et ceux qui sont plus intéressés par l’extérieur du dictionnaire. Et nous avons aussi deux types de designers, ceux pour l’intérieur et ceux pour l’extérieur, car ce sont deux rôles complètement différents que le design doit alors jouer : l’intérieur est purement fonctionnel, il est utilisé par les professionnels de la langue, donc les éditeurs, les écrivains, les traducteurs, qui ont besoin d’un environnement très spécifique ; et l’extérieur qui est pour les gens qui veulent montrer qu’ils sont intelligents. » Donc, l’un des rôles est davantage à propos de l’identité du dictionnaire et l’autre davantage à propos de la fonctionnalité.

Mais quand j’ai été approché pour travailler sur le dictionnaire, c’était environ en 2010 et le dictionnaire a été publié en 2015 alors que la précédente édition l’avait été en 2005. Et dans cette période entre 2005 et 2015, il y a eu tellement d’évolutions en terme de fonctionnalité, et plus largement dans la manière dont on accède au savoir ! En 2006, Google Translate, en 2008, l’iPhone et l’iPad. Donc, d’une certaine manière, les technologies numériques ont libéré le dictionnaire et lui ont permis de devenir plus qu’un simple outil fonctionnel, ce qui est formidable pour moi en tant que designer car cela me permettait d’explorer d’autres strates. Bien sûr cela devait rester un outil fonctionnel, mais c’est aussi un objet culturel, célébrant le langage et c’est ainsi que je me suis approprié le projet. 

Il s’agit davantage ici du niveau conceptuel je dirais. Sur un plan plus technique, pendant très longtemps, les dictionnaires ont été des objets extrêmement techniques, avec des bases de données difficiles à contrôler, des énormes bases de données xml, et il était presque trop difficile d’ajouter à cela du design, parce que simplement la puissance de calcul nécessaire pour de telles bases de données était énorme, donc pendant un long moment, les designers ne pouvaient même pas toucher ces outils, car c’était trop complexe. Évidemment, depuis 2005, les puissances de calcul ont augmenté considérablement et donc, quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, ça n’était plus un problème pour moi et il ne me restait plus qu’à traiter cela comme un pur projet typographique, car désormais les ordinateurs permettaient d’introduire des éléments graphiques, comme des couleurs ou des illustrations.

Donc simplement, pour revenir à ta question, je dirais que pendant très longtemps l’idée de ce que devait être un dictionnaire était juste l’idée d’un outil fonctionnel et les difficultés techniques de ce genre de projets étaient telles qu’il n’y avait juste pas la place pour le design dans les dictionnaires.

On observe en effet parfaitement cela en France également avec par exemple le Trésor de la Langue Française, qui est un dictionnaire extrêmement technique avec une quantité de données textuelles gigantesque et qui est un outil particulièrement non-designé, avec aucun designer dans l’équipe de production du dictionnaire mais juste des informaticiens et des linguistes. Je me demandais donc : quelle peut bien être la place d’un designer dans ce type d’équipe ? Et c’est aussi ce qui m’a interpellé avec la version en ligne de votre dictionnaire, car vous avez décidé de rester dans la lignée de votre travail pour le papier, tout en essayant de créer un outil qui ne soit pas juste une transcription.

Je vais te raconter quatre choses à propos de cela. La première est complètement pragmatique : ça a à voir avec un problème d’argent. Pour vraiment développer une nouvelle plateforme numérique, cela nécessite énormément d’effort et d’argent. Et c’est pour cela que la plupart des dictionnaires internationaux en ligne sont produits, designés et maintenus par la même société russe. Et ce qu’ils font, c’est qu’ils font cela gratuitement en échange d’un système de rétribution basé sur le pay-per-click. C’est extrêmement peu cher pour les éditeurs mais en contrepartie, ça ne leur permet pas d’être complètement autonomes et de développer leur propre plateforme car si vous avez envie de réaliser quelque chose fait pour vous, vous devez payer pour cela. Donc quand j’ai commencé à travailler sur la version numérique du Dikke van Dale, il s’agissait des restrictions qui m’étaient données. 

Une autre chose problématique était qu’il y avait tellement d’alternatives numériques gratuites à ce dictionnaire qu’il fallait définir comment il serait possible de détonner dans ce paysage encombré. L’autorité et la qualité d’un dictionnaire, un peu à la manière du Trésor de la Langue Française que tu décris, proviennent du fait qu’il est complet, qu’il montre énormément de choses d’un coup, ce qui n’est clairement pas l’idéal pour un environnement numérique où l’on préfère la simplicité et l’efficacité. Mais il fallait donc ici montrer beaucoup d’informations en même temps.

La troisième chose est que le Dikke van Dale a acquis une autorité avec le temps et c’est pourquoi, sur la version papier, nous avons décidé de garder la même typographie, le Lexicon, en la mariant à une autre typographie que nous avons dessinée, le Ceremony. Mais pour la version numérique, nous ne pouvions pas utiliser le Lexicon car il n’a pas été dessiné pour être utilisé sur des écrans et qu’il est aussi extrêmement cher, surtout pour l’utilisation en ligne où il est requis de payer en fonction du nombre de visites. Donc nous avons décidé de prendre une alternative, le Lyon de Kai Bernau, qui nous a aussi aidé en ajoutant des symboles additionnels conçus pour notre usage.

Nous étions à la recherche de la lisibilité, c’est pourquoi nous n’avons pas utilisé une typographie noire sur fond blanc mais plutôt un gris clair et un gris foncé. Et avec le budget limité qui nous a été donné, nous avons fait des recherches et nous avons formulé une proposition en expliquant qu’il s’agissait de ce que nous pouvions faire. Et donc, de manière élémentaire, nous avons simplement pris le site internet existant et nous nous sommes contentés dans notre travail de le réorganiser, en hiérarchisant, en jouant sur les échelles de corps. Mais une des principales choses que nous avons faites, c’est de créer des versions différentes pour ordinateurs et pour smartphones : l’ordinateur montre un environnement complet, il s’agit davantage d’un outil de travail pour écrire, c’est donc utile d’avoir les synonymes, les antonymes, la provenance de certains mots ; mais pour la version mobile, nous avons décidé d’en faire plutôt un outil du quotidien, quand vous avez simplement besoin de chercher une définition. Et donc l’application mobile, nous avons choisi de la faire très colorée, avec une barre de recherche en jaune, et avec des typographies dans un corps confortable.

Mais au final, c’est un projet nettement moins abouti que la version papier parce que nous avions bien plus de limitations.

Quand nous avons commencé à travailler sur le dictionnaire, à un moment, l’éditeur nous a expliqué : « On fait de l’argent avec la version en ligne et on perd de l’argent avec la version papier. Donc la version papier est là pour créer une sorte de buzz pour la version numérique ». Je me demande si c’est bien là le futur du livre que d’être une publicité pour le numérique, si je regarde les choses avec cynisme, mais il me semble que c’est déjà presque une réalité.

En faisant du dictionnaire un objet culturel et un objet physique, il s’agissait de créer un marché parallèle, ce qui a fonctionné, car le dictionnaire papier s’est très bien vendu. Mais il nous semblait que c’était là une nouvelle façon de voir les dictionnaires, en tant qu’objet culturel et c’est pourquoi chaque décision que nous avons prise était une décision culturelle, et quand nous avons dû choisir des couleurs, nous n’avons pas choisi les couleurs les plus fonctionnelles (comme les couleurs primaires) mais juste de belles couleurs, qui seraient une forme de célébration du dictionnaire comme objet culturel.

Avez-vous songé, à un moment, d’envisager la possibilité de ramener des informations, sur la version numérique, depuis d’autres sources, comme des sites d’information par exemple, pour montrer l’usage du mot ailleurs que dans les exemples et le dictionnaire en lui-même ?

Non, pas réellement. Le fait est que le principal capital de l’éditeur du Dikke van Dale, c’est leur immense base de données et il y a encore une équipe éditoriale de 3 ou 4 personnes qui travaillent à maintenir cette base de données. Chaque jour, ils ajoutent des nouveaux mots, en enlèvent d’autres, modifient l’étymologie, cherchent de nouvelles citations dans la littérature, etc. Le dictionnaire contient donc 250 000 mots et il s’agit au quotidien de maintenir les liens numériques entre ces mots plutôt que d’apporter d’autres ressources de l’extérieur.

Néanmoins, ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils ont apporté la possibilité d’interagir avec le contenu, avec une sorte de wiki où l’on peut proposer de nouveaux mots par exemple.

Ce sur quoi je voudrais également avoir votre regard, c’est sur ce que pourrait être le futur du dictionnaire en ligne selon vous et notamment, croyez-vous qu’il soit réellement possible de penser le dictionnaire d’une manière différente ? Je veux dire par là que pour le moment les dictionnaires ne sont pas vraiment pensés comme des outils numériques en tant que tels mais toujours comme une sorte de transcription, plus ou moins réussie, de ce qu’était le dictionnaire papier. Donc pensez-vous que nous pourrions arriver à un point où les manières de mettre en page, de montrer, de formuler l’idée de dictionnaire seraient complètement différentes ?

Je pense en effet que c’est possible mais je suis toujours assez sceptique quant à la possibilité de réinventer complètement un outil depuis le seul point de vue d’un créateur. Je pense au contraire que ce genre d’évolution doit avant tout être formulée en tenant compte des utilisateurs, et les utilisateurs sont toujours conservateurs par nature, ils font toujours les choses dont ils ont fait l’expérience auparavant. Donc je pense qu’il est davantage possible d’adopter des stratégies d’autres types de services par exemple plutôt que d’essayer de réinventer un outil de zéro. Je ne pense pas que la tabula rasa soit possible, mais plutôt qu’il faille introduire tout doucement de nouveaux outils et de nouvelles manières de penser les choses. Mais je pense définitivement que cela va arriver, oui. Je suis particulièrement interessé par tout ce qui concerne les commandes vocales par exemple, comme Siri, et ce que ces outils pourraient faire avec les dictionnaires. Les dictionnaires sont toujours un outil qui a à voir avec la lisibilité donc comment pourrait-il y avoir des dictionnaires avec des fonctionnalités sonores et de transcription vocale ? Évidemment, on peut déjà entendre son téléphone prononcer des phrases, les énoncer. Mais comment pourrait-on activement avoir un dialogue avec celui-ci pour avoir une interaction avec la définition ?

Avez-vous réellement étudié la manière dont on lit une définition, comment on la parcourt, comment on va d’une information à une autre au sein de celle-ci ?

Oui, nous avons beaucoup travaillé sur comment l’on navigue entre les lemmes, au sein d’un article, en particulier dans le dictionnaire papier. Il y avait quelques problèmes que nous avons tenté de résoudre. Le premier était dans les lemmes les plus longs, avec de nombreuses sous-définitions, comment trouver sa voie ? Jusqu’à maintenant tout était fait en une seule typographie, le Lexicon, et nous avons introduit une nouvelle typographie, une Extra Bold, pour les nombres afin que vous puissiez réellement facilement trouver votre voie et trouver l’entrée vers la partie qui vous intéresse. Donc nous avons créé une réelle différence entre les nombres pour la navigation dans la définition et les nombres qui sont présents dans le contenu (les dates ou les années par exemple).

Si tu regardes comment les lemmes sont construits, d’abord tu as le mot principal, ensuite tu as des données techniques (si c’est un mot masculin ou féminin par exemple) et ensuite tu as les numéros qui construisent la définition. Et l’espace qu’il y avait entre le mot et le premier numéro pour moi, cet espace rendait réellement difficile pour le lecteur de comprendre la définition. Et c’est pourquoi nous avons passé ces données techniques dans un gris clair qui permet de faire facilement le saut vers la définition, et également en réduisant au maximum cette information à travers un symbole. En fait, nous avons simplement essayé de simplifier, de nettoyer la définition. C’est aussi le cas avec la ponctuation. Je suis devenu obsédé par le nombre de crochets qu’il y a dans une page de dictionnaire. Et vous avez au final des pages entières remplies de crochets, de parenthèses, de guillemets, etc. Et en introduisant de la couleur, en ajoutant des symboles, en utilisant les fonctionnalités OpenType des polices de caractères, on a pu se débarasser de plus de la moitié de toutes ces ponctuations inutiles. On a pu jeter 200 pages de ponctuations par rapport aux versions précédentes ! C’est une question purement typographique qui transforme le dictionnaire. 

Une autre chose que nous avons ajoutée et dont nous sommes particulièrement fiers, c’est que nous avons ajouté des petits résumés au début des très longs lemmes. Et puis ensuite davantage dans les détails, nous avons placé les premiers et derniers lemmes de chaque double-page, non pas les deux en haut de page, mais le premier en haut à gauche et le dernier en bas à droite, un peu comme pour un scroll sur Internet. Les couleurs sont aussi codifiées, le bleu est pour l’étymologie, le gris pour les informations techniques et le violet pour les illustrations.

Pour revenir à la couverture, le Dikke van Dale a toujours été noir, ce qui représentait bien le savoir à l’époque. Mais si tu penses au savoir de nos jours, un savoir que tu tiens dans tes mains avec les interfaces tactiles, ce savoir est lumineux. Et c’est pourquoi on a décidé de la faire cette fois-ci en blanc.

Enfin, dernière question, vous avez parlé précedemment du concept d’autorité dans le dictionnaire. C’est quelque chose qui me semble particulièrement intéressant car je pense que la plupart des choix qui sont faits dans un dictionnaire le sont pour montrer une forme d’autorité. Et sur un site internet, cette autorité est plus difficile à retranscrire car Internet tend à faire disparaître l’auteur derrière le contenu. Pensez-vous que le site que vous avez créé pour le Dikke van Dale restranscrit une forme d’autorité uniquement par le fait qu’il s’agit du Dikke van Dale ou que le design peut aider à mettre en valeur une autorité sous-jacente ?

Je pense que c’est aussi le design. Je pense que l’autorité est aussi quelque chose que tu peux transmettre via des choix de design, en mettant en place une certaine atmosphère, une certaine « qualité ». L’expérience utilisateur, à travers les choix typographiques par exemple, peut vraiment pousser à voir un site comme ayant une réelle autorité. 

Mais d’une certaine manière, quelque chose qui serait pas ou peu designé peut également montrer une réelle autorité.

Oui, le concept d’autorité est assez mouvant et changeant. De nos jours, on ne croit plus les entreprises, les gouvernements, les informations, alors comment pourrait-on croire un dictionnaire ? Je pense ainsi que quelque chose qui ne serait pas designé montre une certaine forme d’honnêteté, mais ça ne montre pas que tu es à jour, que tu vis avec ton époque. C’est là toute l’ambigüité de l’autorité.

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