Joost, c’est un réel plaisir de pouvoir vous parler du sujet des dictionnaires, vous qui êtes néerlandais et qui avez travaillé sur ce sujet pendant plusieurs années. C’est en fait assez bizarre, car en France les dictionnaires sont perçus comme un outil purement technique, un outil qui ne nécessiterait pas d’être designé ou pensé par des designers, et c’est pourquoi cela m’interesse de vous entendre à ce propos. Première question, pourquoi pensez-vous que les designers sont aussi peu impliqués dans le processus de conception des dictionnaires, qui sont pourtant des outils qui auraient besoin de cette expertise, en tant qu’ils sont des outils d’information extrêmement complexes ?
Quand j’ai commencé à travailler sur le Dikke van Dale, au moment où j’ai eu ma première conversation avec l’éditeur, nous avons commencé à discuter de l’intérieur du dictionnaire. Il m’a dit : « Nous avons deux types de lecteur : nous avons les gens qui sont plus intéressés par l’intérieur du dictionnaire, et ceux qui sont plus intéressés par l’extérieur du dictionnaire. Et nous avons aussi deux types de designers, ceux pour l’intérieur et ceux pour l’extérieur, car ce sont deux rôles complètement différents que le design doit alors jouer : l’intérieur est purement fonctionnel, il est utilisé par les professionnels de la langue, donc les éditeurs, les écrivains, les traducteurs, qui ont besoin d’un environnement très spécifique ; et l’extérieur qui est pour les gens qui veulent montrer qu’ils sont intelligents. » Donc, l’un des rôles est davantage à propos de l’identité du dictionnaire et l’autre davantage à propos de la fonctionnalité.
Mais quand j’ai été approché pour travailler sur le dictionnaire, c’était environ en 2010 et le dictionnaire a été publié en 2015 alors que la précédente édition l’avait été en 2005. Et dans cette période entre 2005 et 2015, il y a eu tellement d’évolutions en terme de fonctionnalité, et plus largement dans la manière dont on accède au savoir ! En 2006, Google Translate, en 2008, l’iPhone et l’iPad. Donc, d’une certaine manière, les technologies numériques ont libéré le dictionnaire et lui ont permis de devenir plus qu’un simple outil fonctionnel, ce qui est formidable pour moi en tant que designer car cela me permettait d’explorer d’autres strates. Bien sûr cela devait rester un outil fonctionnel, mais c’est aussi un objet culturel, célébrant le langage et c’est ainsi que je me suis approprié le projet.
Il s’agit davantage ici du niveau conceptuel je dirais. Sur un plan plus technique, pendant très longtemps, les dictionnaires ont été des objets extrêmement techniques, avec des bases de données difficiles à contrôler, des énormes bases de données xml, et il était presque trop difficile d’ajouter à cela du design, parce que simplement la puissance de calcul nécessaire pour de telles bases de données était énorme, donc pendant un long moment, les designers ne pouvaient même pas toucher ces outils, car c’était trop complexe. Évidemment, depuis 2005, les puissances de calcul ont augmenté considérablement et donc, quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, ça n’était plus un problème pour moi et il ne me restait plus qu’à traiter cela comme un pur projet typographique, car désormais les ordinateurs permettaient d’introduire des éléments graphiques, comme des couleurs ou des illustrations.
Donc simplement, pour revenir à ta question, je dirais que pendant très longtemps l’idée de ce que devait être un dictionnaire était juste l’idée d’un outil fonctionnel et les difficultés techniques de ce genre de projets étaient telles qu’il n’y avait juste pas la place pour le design dans les dictionnaires.
On observe en effet parfaitement cela en France également avec par exemple le Trésor de la Langue Française, qui est un dictionnaire extrêmement technique avec une quantité de données textuelles gigantesque et qui est un outil particulièrement non-designé, avec aucun designer dans l’équipe de production du dictionnaire mais juste des informaticiens et des linguistes. Je me demandais donc : quelle peut bien être la place d’un designer dans ce type d’équipe ? Et c’est aussi ce qui m’a interpellé avec la version en ligne de votre dictionnaire, car vous avez décidé de rester dans la lignée de votre travail pour le papier, tout en essayant de créer un outil qui ne soit pas juste une transcription.
Je vais te raconter quatre choses à propos de cela. La première est complètement pragmatique : ça a à voir avec un problème d’argent. Pour vraiment développer une nouvelle plateforme numérique, cela nécessite énormément d’effort et d’argent. Et c’est pour cela que la plupart des dictionnaires internationaux en ligne sont produits, designés et maintenus par la même société russe. Et ce qu’ils font, c’est qu’ils font cela gratuitement en échange d’un système de rétribution basé sur le pay-per-click. C’est extrêmement peu cher pour les éditeurs mais en contrepartie, ça ne leur permet pas d’être complètement autonomes et de développer leur propre plateforme car si vous avez envie de réaliser quelque chose fait pour vous, vous devez payer pour cela. Donc quand j’ai commencé à travailler sur la version numérique du Dikke van Dale, il s’agissait des restrictions qui m’étaient données.
Une autre chose problématique était qu’il y avait tellement d’alternatives numériques gratuites à ce dictionnaire qu’il fallait définir comment il serait possible de détonner dans ce paysage encombré. L’autorité et la qualité d’un dictionnaire, un peu à la manière du Trésor de la Langue Française que tu décris, proviennent du fait qu’il est complet, qu’il montre énormément de choses d’un coup, ce qui n’est clairement pas l’idéal pour un environnement numérique où l’on préfère la simplicité et l’efficacité. Mais il fallait donc ici montrer beaucoup d’informations en même temps.
La troisième chose est que le Dikke van Dale a acquis une autorité avec le temps et c’est pourquoi, sur la version papier, nous avons décidé de garder la même typographie, le Lexicon, en la mariant à une autre typographie que nous avons dessinée, le Ceremony. Mais pour la version numérique, nous ne pouvions pas utiliser le Lexicon car il n’a pas été dessiné pour être utilisé sur des écrans et qu’il est aussi extrêmement cher, surtout pour l’utilisation en ligne où il est requis de payer en fonction du nombre de visites. Donc nous avons décidé de prendre une alternative, le Lyon de Kai Bernau, qui nous a aussi aidé en ajoutant des symboles additionnels conçus pour notre usage.
Nous étions à la recherche de la lisibilité, c’est pourquoi nous n’avons pas utilisé une typographie noire sur fond blanc mais plutôt un gris clair et un gris foncé. Et avec le budget limité qui nous a été donné, nous avons fait des recherches et nous avons formulé une proposition en expliquant qu’il s’agissait de ce que nous pouvions faire. Et donc, de manière élémentaire, nous avons simplement pris le site internet existant et nous nous sommes contentés dans notre travail de le réorganiser, en hiérarchisant, en jouant sur les échelles de corps. Mais une des principales choses que nous avons faites, c’est de créer des versions différentes pour ordinateurs et pour smartphones : l’ordinateur montre un environnement complet, il s’agit davantage d’un outil de travail pour écrire, c’est donc utile d’avoir les synonymes, les antonymes, la provenance de certains mots ; mais pour la version mobile, nous avons décidé d’en faire plutôt un outil du quotidien, quand vous avez simplement besoin de chercher une définition. Et donc l’application mobile, nous avons choisi de la faire très colorée, avec une barre de recherche en jaune, et avec des typographies dans un corps confortable.
Mais au final, c’est un projet nettement moins abouti que la version papier parce que nous avions bien plus de limitations.
Quand nous avons commencé à travailler sur le dictionnaire, à un moment, l’éditeur nous a expliqué : « On fait de l’argent avec la version en ligne et on perd de l’argent avec la version papier. Donc la version papier est là pour créer une sorte de buzz pour la version numérique ». Je me demande si c’est bien là le futur du livre que d’être une publicité pour le numérique, si je regarde les choses avec cynisme, mais il me semble que c’est déjà presque une réalité.
En faisant du dictionnaire un objet culturel et un objet physique, il s’agissait de créer un marché parallèle, ce qui a fonctionné, car le dictionnaire papier s’est très bien vendu. Mais il nous semblait que c’était là une nouvelle façon de voir les dictionnaires, en tant qu’objet culturel et c’est pourquoi chaque décision que nous avons prise était une décision culturelle, et quand nous avons dû choisir des couleurs, nous n’avons pas choisi les couleurs les plus fonctionnelles (comme les couleurs primaires) mais juste de belles couleurs, qui seraient une forme de célébration du dictionnaire comme objet culturel.
Avez-vous songé, à un moment, d’envisager la possibilité de ramener des informations, sur la version numérique, depuis d’autres sources, comme des sites d’information par exemple, pour montrer l’usage du mot ailleurs que dans les exemples et le dictionnaire en lui-même ?
Non, pas réellement. Le fait est que le principal capital de l’éditeur du Dikke van Dale, c’est leur immense base de données et il y a encore une équipe éditoriale de 3 ou 4 personnes qui travaillent à maintenir cette base de données. Chaque jour, ils ajoutent des nouveaux mots, en enlèvent d’autres, modifient l’étymologie, cherchent de nouvelles citations dans la littérature, etc. Le dictionnaire contient donc 250 000 mots et il s’agit au quotidien de maintenir les liens numériques entre ces mots plutôt que d’apporter d’autres ressources de l’extérieur.
Néanmoins, ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils ont apporté la possibilité d’interagir avec le contenu, avec une sorte de wiki où l’on peut proposer de nouveaux mots par exemple.
Ce sur quoi je voudrais également avoir votre regard, c’est sur ce que pourrait être le futur du dictionnaire en ligne selon vous et notamment, croyez-vous qu’il soit réellement possible de penser le dictionnaire d’une manière différente ? Je veux dire par là que pour le moment les dictionnaires ne sont pas vraiment pensés comme des outils numériques en tant que tels mais toujours comme une sorte de transcription, plus ou moins réussie, de ce qu’était le dictionnaire papier. Donc pensez-vous que nous pourrions arriver à un point où les manières de mettre en page, de montrer, de formuler l’idée de dictionnaire seraient complètement différentes ?
Je pense en effet que c’est possible mais je suis toujours assez sceptique quant à la possibilité de réinventer complètement un outil depuis le seul point de vue d’un créateur. Je pense au contraire que ce genre d’évolution doit avant tout être formulée en tenant compte des utilisateurs, et les utilisateurs sont toujours conservateurs par nature, ils font toujours les choses dont ils ont fait l’expérience auparavant. Donc je pense qu’il est davantage possible d’adopter des stratégies d’autres types de services par exemple plutôt que d’essayer de réinventer un outil de zéro. Je ne pense pas que la tabula rasa soit possible, mais plutôt qu’il faille introduire tout doucement de nouveaux outils et de nouvelles manières de penser les choses. Mais je pense définitivement que cela va arriver, oui. Je suis particulièrement interessé par tout ce qui concerne les commandes vocales par exemple, comme Siri, et ce que ces outils pourraient faire avec les dictionnaires. Les dictionnaires sont toujours un outil qui a à voir avec la lisibilité donc comment pourrait-il y avoir des dictionnaires avec des fonctionnalités sonores et de transcription vocale ? Évidemment, on peut déjà entendre son téléphone prononcer des phrases, les énoncer. Mais comment pourrait-on activement avoir un dialogue avec celui-ci pour avoir une interaction avec la définition ?
Avez-vous réellement étudié la manière dont on lit une définition, comment on la parcourt, comment on va d’une information à une autre au sein de celle-ci ?
Oui, nous avons beaucoup travaillé sur comment l’on navigue entre les lemmes, au sein d’un article, en particulier dans le dictionnaire papier. Il y avait quelques problèmes que nous avons tenté de résoudre. Le premier était dans les lemmes les plus longs, avec de nombreuses sous-définitions, comment trouver sa voie ? Jusqu’à maintenant tout était fait en une seule typographie, le Lexicon, et nous avons introduit une nouvelle typographie, une Extra Bold, pour les nombres afin que vous puissiez réellement facilement trouver votre voie et trouver l’entrée vers la partie qui vous intéresse. Donc nous avons créé une réelle différence entre les nombres pour la navigation dans la définition et les nombres qui sont présents dans le contenu (les dates ou les années par exemple).
Si tu regardes comment les lemmes sont construits, d’abord tu as le mot principal, ensuite tu as des données techniques (si c’est un mot masculin ou féminin par exemple) et ensuite tu as les numéros qui construisent la définition. Et l’espace qu’il y avait entre le mot et le premier numéro pour moi, cet espace rendait réellement difficile pour le lecteur de comprendre la définition. Et c’est pourquoi nous avons passé ces données techniques dans un gris clair qui permet de faire facilement le saut vers la définition, et également en réduisant au maximum cette information à travers un symbole. En fait, nous avons simplement essayé de simplifier, de nettoyer la définition. C’est aussi le cas avec la ponctuation. Je suis devenu obsédé par le nombre de crochets qu’il y a dans une page de dictionnaire. Et vous avez au final des pages entières remplies de crochets, de parenthèses, de guillemets, etc. Et en introduisant de la couleur, en ajoutant des symboles, en utilisant les fonctionnalités OpenType des polices de caractères, on a pu se débarasser de plus de la moitié de toutes ces ponctuations inutiles. On a pu jeter 200 pages de ponctuations par rapport aux versions précédentes ! C’est une question purement typographique qui transforme le dictionnaire.
Une autre chose que nous avons ajoutée et dont nous sommes particulièrement fiers, c’est que nous avons ajouté des petits résumés au début des très longs lemmes. Et puis ensuite davantage dans les détails, nous avons placé les premiers et derniers lemmes de chaque double-page, non pas les deux en haut de page, mais le premier en haut à gauche et le dernier en bas à droite, un peu comme pour un scroll sur Internet. Les couleurs sont aussi codifiées, le bleu est pour l’étymologie, le gris pour les informations techniques et le violet pour les illustrations.
Pour revenir à la couverture, le Dikke van Dale a toujours été noir, ce qui représentait bien le savoir à l’époque. Mais si tu penses au savoir de nos jours, un savoir que tu tiens dans tes mains avec les interfaces tactiles, ce savoir est lumineux. Et c’est pourquoi on a décidé de la faire cette fois-ci en blanc.
Enfin, dernière question, vous avez parlé précedemment du concept d’autorité dans le dictionnaire. C’est quelque chose qui me semble particulièrement intéressant car je pense que la plupart des choix qui sont faits dans un dictionnaire le sont pour montrer une forme d’autorité. Et sur un site internet, cette autorité est plus difficile à retranscrire car Internet tend à faire disparaître l’auteur derrière le contenu. Pensez-vous que le site que vous avez créé pour le Dikke van Dale restranscrit une forme d’autorité uniquement par le fait qu’il s’agit du Dikke van Dale ou que le design peut aider à mettre en valeur une autorité sous-jacente ?
Je pense que c’est aussi le design. Je pense que l’autorité est aussi quelque chose que tu peux transmettre via des choix de design, en mettant en place une certaine atmosphère, une certaine « qualité ». L’expérience utilisateur, à travers les choix typographiques par exemple, peut vraiment pousser à voir un site comme ayant une réelle autorité.
Mais d’une certaine manière, quelque chose qui serait pas ou peu designé peut également montrer une réelle autorité.
Oui, le concept d’autorité est assez mouvant et changeant. De nos jours, on ne croit plus les entreprises, les gouvernements, les informations, alors comment pourrait-on croire un dictionnaire ? Je pense ainsi que quelque chose qui ne serait pas designé montre une certaine forme d’honnêteté, mais ça ne montre pas que tu es à jour, que tu vis avec ton époque. C’est là toute l’ambigüité de l’autorité.