Pour pouvoir présenter des conditions de lecture optimales aux lecteurs, la question de la lisibilité typographique est primordiale dans la mise en livre, puisque la bonne reconnaissance des mots est, comme on l’a vu en première partie, la condition préalable à toute lecture. La lettre imprimée et composée est la véritable porte d’entrée vers la bonne réception d’un texte, que tout lecteur se doit d’emprunter. Ce qui a naturellement conduit la typographie à être formellement interrogée et perfectionnée très tôt dans l’histoire de la lecture, avec encore plus de diversité dans l’expérimentation que pour les formes du livre lui-même et permis à un certain nombre de règles de s’imposer au fil du temps, corroborées par des études toujours plus nombreuses à mesure que la curiosité de la communauté scientifique grandissait. Ainsi, les études de Donald Paterson et Miles Tinker,PATERSON Donald, TINKER Miles, « Studies of typographical factors influencing speed of reading : XII & XIII », In : Journal of Applied Psychology, Vol. 20, 1936 qui s’appuient sur la mise en lumière des caractéristiques physiologiques de la lecture abordées en première partie – déplacement horizontal en saccade du regard, perception des lettres non plus isolément, mais par groupe de quatre ou cinq signes, rôle du bloc mot , importance de la moitié supérieure des lignes et des ascendantes par rapport à leur moitié inférieure, etc. – ont permis de conclure, par exemple, le fait qu’un texte composé en capitales soit moins vite lu, que les caractères gothiques et monochasses soient moins lisibles que les caractères de labeur courants, que le corps optimal de lecture soit d’environ 10 points, ainsi qu’un certain nombre d’autres faits relevant depuis longtemps pour la plupart, de l’évidence et faisant autorité au sein des manuels de mise en page HOCHULI Jost, Le détail en typographie, Éd. B42, 2010. RICHAUDEAU François, La lisibilité, Éd. Retz, 1969.. Ces règles précises auxquelles l’écrasante majorité des publications de textes longs actuels (et plus particulièrement les romans), se conforment, relèvent autant du dessin du caractère lui-même – hauteur d’œil moyenne, signes nettement différenciés, axe oblique, contraste mesuré, empattements marqués – que du mode de composition – interlettrage proportionnel aux contreformes, longueur de ligne comprise entre 55 et 80 signes, interlignage pensé en rapport avec celle-ci, homogénéité du gris typographique, etc.
En conjuguant la mise en lumière de ces critères scientifiques avec une expérience professionnelle du dessin typographique, de nombreux typographes ont tenté de théoriser une forme de lisibilité optimale. Adrian Frutiger aura par exemple, cherché à mettre en évidence une structure invariante des lettres , sur laquelle se grefferaient les propriétés stylistiques propres à chaque époque, dans le but de créer un caractère « universel », neutre, simple et apte à toute utilisation dans toutes les langues. Il s’attachera également à mettre en valeur l’importance du gris typographique, l’impression produite sur l’œil par la vision générale d’un texte.« … j’ai fait beaucoup de mesures sur ce qu’on appelle la graisse normale et je suis arrivé à un rapport optimal entre les valeurs de noir et de blanc, une certaine densité de gris sur la page, qui correspond à quelque chose de confortable sur le plan de la vision. […] Quand on est typographe et qu’on a travaillé de longues années, on finit par avoir l’intuition de cette normalité. » HALPHEN Ludovic, GUÉRIN Philippe, « Interview d’Adrian Frutiger », In : Communication & langages, n°78, 1988.
On peut aussi se pencher sur le travail entamé par Roger Excoffon sur son dernier caractère inachevé, l’Excoffon book, tel qu’il a été présenté par Bruno Bernard à l’occasion des Rencontres internationales de Lure 2017. À travers la création de ce caractère, Roger Excoffon s’appuya sur un certain nombre de conditions de lisibilité révélées par des études, et tenta d’en proposer une réponse typographique, poursuivant un travail entamé avec l’Antique Olive. Lors de la création de cette dernière, il s’était appuyé sur les recherches de Leclerc et Javal mettant en valeur l’importance de la moitié supérieure des lettres , renforçant cette partie en y plaçant plus de graisse que dans le reste du dessin, idée qui sera d’ailleurs reprise par le FF Balance de Evert Bloemsma. Pour l’Excoffon Book, il décida d’aller plus loin encore et s’appuya notamment sur la notion de différenciation des lettres, de l’idée de bloc-mot, de silhouette des mots pour produire un caractère particulier, potentiellement plus lisible .
Cependant, il est des points sur lesquels la tradition typographique et les études scientifiques de la lisibilité ne s’accordent pas. Dans le même temps qu’elles validaient de manière objective un certain nombre de conventions typographiques, les études menées par Paterson et Tinker ont mis en lumière d’autres critères bousculant de manière plus franche les habitudes et idées reçues sur la lisibilité. Par exemple, l’absence de preuve d’une réelle différence de lisibilité entre les caractères dits light, regular, médium, ou mi-gras, de même qu’entre les caractères linéales et les caractères à empattements, alors même que ces derniers étaient (et sont encore), considérés comme une condition sine qua non d’une bonne lisibilité typographique. Cette domination d’un modèle « traditionnel » s’explique aussi dans un autre aspect clef de la lisibilité, liée plus aux habitudes des lecteurs qu’à leurs capacités physiques. En effet, la lisibilité possède elle aussi sa part de subjectivité culturelle, et l’aspect visuel d’un texte n’est en réalité jamais totalement neutre, ce qui est souvent présenté comme une solution strictement fonctionnelle et objective n’étant finalement bien souvent qu’un code culturel comme un autre, ce concept étant résumé par Zuzana Licko en une phrase, « you read best what you read most ».LICKO Zuzana, « Interview par Rudy VanderLans », In : Emigre No. 15, 1990.
Pour prendre un exemple, on peut se baser sur la reprographie des Mémoires de M. de Voltaire étudiée précédemment. Il n’aura échappé à personne que l’usage de l’époque était à l’utilisation de s longs, excepté pour ce qui est de la terminaison des mots. Cette figure du ſ, n’est guère plus courante dans nos textes actuels, et il y a fort à parier, qu’au survol rapide de ce texte, les mots soient désormais difficilement compréhensibles. Même à la lecture de celui-ci, le lecteur contemporain est grandement perturbé par cette figure désuète, et indépendamment de la conscience du lecteur du fait qu’il fait face à un s, le cerveau s’évertue à percevoir la forme comme un f, car c’est de cette représentation mentale qu’elle est la plus proche, c’est en lien avec l’image mentale d’un f que l’appariement se produit. Ce phénomène, qui par ailleurs fait sortir le texte de l’infra-ordinaire et complique de fait la lecture, illustre parfaitement la notion de lisibilité culturelle. Comme il est des formes de lettres que le cerveau ne sait pas reconnaître car il n’y a pas été suffisamment confronté, il en est des plus difficiles ou plus faciles à lire selon les habitudes du lecteur. On pourrait, de fait, parler de l’usage de caractères Fraktur pour la composition de textes longs en Allemagne , qui a perduré jusqu’au xxe siècle, alors même qu’elles présentent des caractéristiques absolument incompatibles avec les mécanismes mis en évidence par les études scientifiques évoquées précédemment, comme pour ce qui est de leurs ascendantes et descendantes courtes, de leur graisse excessive ou de la grande proximité des signes.
Avec une telle importance de l’individualité des lecteurs dans leur reconnaissance même des mots, on retrouve dans la quête de la lisibilité, la notion de postulat évoquée précédemment. Que ce soit par rapport à la physiologie des lecteurs ou à leurs habitudes, il n’a pas échappé aux responsables de mises en livre qu’il pouvait être crucial de proposer des traitements différenciés selon les publics et les usages. À titre d’exemple, on peut par exemple citer le travail de Ladislas Mandel, s’appuyant sur la notion de lisibilité culturelle pour développer des caractères d’annuaires différenciés selon les pays , après une phase d’analyse des habitudes et spécificités locales, mettant en avant l’importance des « filtres culturels de l’individu ».MANDEL Ladislas, Écritures, miroir des hommes et des sociétés, Éd. Ateliers Perrousseaux, 1998, p.177.
Ou bien dans une démarche s’attachant plus à la prise en compte de caractéristiques et de besoins liés à la physiologie des lecteurs, comme dans le cas des différentes collections de l’École des loisirs, pensées selon des tranches d’âges définies, et présentant différents corps de texte, longueurs de lignes et interlignages selon les catégories. Les cas extrêmes et les plus représentatifs étant bien évidemment à aller chercher du côté des éditions spécialisées pour les personnes à vision déficiente, comme par exemple dans le cas de la typographie Dyslexie , créée par le néerlandais Christian Boer pour faciliter la lecture aux personnes atteintes de cette déficience. Cette typographie utilise des solutions de lisibilité pour la plupart déjà connues, comme la différenciation des formes des lettres, l’agrandissement des ascendantes et descendantes, l’ouverture des formes, mais en propose une accentuation extrême, proportionnelle aux difficultés accrues auxquelles font face les dyslexiques. La dyslexie impose également de nouvelles contraintes de lisibilité, en résulte des solutions propres à cette destination, telles que le bannissement des empattements, l’accentuation de la ligne de base en déplaçant le poids des lettres vers le bas, ou l’inclinaison de certaines lettres, des solutions restant plutôt rudimentaires, cette typographie n’ayant pas été développée par un typographe, mais qui ont fait leur preuves lors d’études menées par des orthophonistes. L’usage de cette typographie s’accompagne également le plus souvent d’une mise en page plus aérée, d’interlettrages et d’un interlignage plus important.
De la même manière, un certain nombre de maisons d’édition destinées aux personnes âgées et malvoyantes ont vu le jour, comme les Éditions Corps 16 ou Largevision, qui proposent, comme leur nom l’indique, des livres en grands corps, selon les principes mis en place par la norme Afnor, stipulant l’usage d’un corps égal ou supérieur à 16 points. On pourrait finalement, envisager de parler de postulats d’usages et de supports pour l’ensemble des caractères pensés en fonction d’un usage spécifique, que l’on parle des corps optiques des graveurs de poinçons, dont la logique a été poussée à l’extrême par les travaux d’Émile Javal puis de Thomas Huot-Marchand avec le Minuscule, ou des typographies de signalisation, voire même de celles destinées à la reconnaissance informatique telles que l’OCR-A, toutes ces réponses à des contraintes qui ont participé à forger la diversité typographique actuelle. Mais à l’échelle typographique, le constat est finalement similaire à ce qui a été évoqué pour l’échelle globale de la mise en livre. L’une des conditions de la bonne lisibilité d’un texte étant sa capacité à s’effacer aux yeux du lecteur, les critères de lisibilité établis par la tradition historique avant d’être validés par la recherche scientifique, ont majoritairement pris le pas sur l’interrogation des besoins du lectorat, servant une nécessaire continuité formelle .
« Tout au long de ma vie professionnelle, je fus conduit à comprendre que la beauté, la lisibilité et, dans une certaine mesure, la banalité sont des notions très proches : la bonne lettre est celle qui s’efface devant le lecteur pour devenir pur véhicule entre l’esprit et l’écrit, et sert simplement la compréhension de la chose lue. » Frutiger Adrian, Adrian Frutiger. Son œuvre typographique et ses écrits, Éd. Maison du livre, de l’image et du son, 1994.