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François Elain — Lectures

Introduction

Le livre n’est pas une entité close : c’est une relation, c’est un centre d’innombrables relations. BORGES Jorge Luis, Enquêtes, Éd. Gallimard, coll. « Du monde entier », 1957, p. 208.

Autour du IXe millénaire av. J.-C. apparaissent les premières tablettes gravées, comme un palliatif physique à la mémoire humaine, dépassée par la complexification du commerce et de l’administration mésopotamienne. Parce que le but initial de l’inscription de ces informations était que celles-ci puissent-être récupérées, ces premiers écrits engendrèrent simultanément les premiers lecteurs. Depuis lors et jusqu’à récemment, l’écriture a constitué le seul moyen d’enregistrement, de conservation et de transmission de la connaissance. Aujourd’hui, 85% de la population mondiale est alphabétisée, et l’apprentissage de la lecture est même reconnu comme un droit fondamental, depuis 1948 et l’inscription du droit à l’éducation au sein de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Sa démocratisation au fil des siècles a fait d’elle une pratique extrêmement diversifiée, et a occasionné une dispersion des modèles de lecture. Face à cette diversité de lecteurs, quelle place réserver à l’individualité dans le travail de l’éditeur, est-il possible et souhaitable de laisser plus de liberté au lecteur dans les choix de mise en forme de ses lectures ? La lisibilité est une notion difficile à saisir. Elle est intrinsèquement liée à notre physiologie, ainsi qu’à notre personnalité et à nos habitudes culturelles. Mais elle est également dépendante de la mise en forme du texte qui s’offre à la lecture, et qui, que ce soit à l’échelle microtypographique ou macrotypographique, influencera sa réception et sa compréhension. Avec l’évolution et la diversification des pratiques de lecture, les postulats de l’éditeur semblent avoir perdu leur valeur de dispositifs d’aide à la lecture, pour basculer dans la convention et la volonté de répondre à un certain horizon d’attente du lecteur. Devant l’impossibilité de prédire quel lecteur s’emparera de sa production, l’éditeur s’en remet à l’infra-ordinaire, et à des habitudes culturelles supposées. Mais ces choix n’empêchent-ils pas le lecteur de profiter d’une lisibilité réellement optimale, chacun ayant des besoins particuliers et un rapport à la lecture qui lui est propre ? La lecture sur écran semble offrir de nouvelles possibilités intéressantes du point de vue de la personnalisation. On peut se questionner sur le chemin mimétique emprunté jusqu’ici par cette dernière, alors qu’un horizon infini semblait s’offrir à elle. Surface d’inscription promise à tous les possibles, virtuellement capable de toutes les images textuelles, la liseuse pourrait être le terrain d’expérimentation d’une remise en question des rôles d’éditeurs et de lecteur.

Lecture, Théorie(s) et pratique(s)

Il est utile de bien définir et cerner ce qu’est la lecture, afin de pouvoir comprendre en quoi le lecteur est, bien plus qu’un sujet, un des pôles du réseau complexe d’interactions dont cette dernière est l’expression. La part de subjectivité et la diversité des pratiques propres à la lecture semblent déjà induites au sein même de l’étymologie du mot « lire ». En effet, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey,REY Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2010. l’origine latine de ce terme, legere désigne l’opération de cueillir, rassembler, recueillir, choisir. Un terme désignant donc initialement la cueillette manuelle d’objets physiques avant d’évoluer, par legere oculis, vers l’action de rassembler, de cueillir les lettres par les yeux. Comme il existe une infinité de cueilleurs et de méthodes de cueillette, à chaque texte correspondrait donc une infinité de lectures, régies par différentes intentions, objectifs ou circonstances. Par souci de concision, et parce qu’il ne s’agit pas ici du cœur du sujet mais d’un préambule à ce dernier, on ne s’étendra pas sur les différents glissements sémantiques du terme (lecture d’une carte, d’un tableau, d’une image) préférant se concentrer sur les deux principales définitions fournies par le CNRTL, dans le but de mettre en valeur la place de l’individualité et la part de subjectivité dans chacune de ces deux étapes. D’une part dans l’action de lire, c’est-à-dire au sein de la lecture dans ce qu’elle a de plus purement technique et de l’autre dans l’activité de lecture qui en dépend, la prise de connaissance du contenu et la compréhension d’un texte écrit.

Action de lire

La lecture est d’abord […] une précise activité du corps. PEREC Georges, « Lire : esquisse socio-psychologique », In : Penser/​Classer, Paris, Éd. Hachette, coll. « Textes du XXe siècle », 1985, p. 111.

La première définition fournie par le CNRTL concerne l’aspect technique de la lecture, « l’action de lire, de déchiffrer visuellement des signes graphiques qui traduisent le langage oral » Extrait de la définition de la lecture A.1.a par le Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://​www​.cnrtl​.fr/​d​e​f​i​n​i​t​i​o​n​/​l​e​cture. De ce premier point de vue, la lecture peut être définie comme l’activité visant à lier des signes graphiques recueillis par la vision à une signification correspondante. Il s’agit d’une activité psychosensorielle complexe, impliquant à la fois des traitements perceptifs et cognitifs. En 2013, le neuropsychologue Stanislas Dehaene dressait un état des lieux de la compréhension actuelle de la lecture au cours d’une conférence à l’École normale supérieure, issue de son ouvrage Les Neurones de la lecture. DEHAENE Stanislas, Les Neurones de la lecture, Éd. Odile Jacob, 2007. On pourrait résumer le processus de la manière suivante .

Comme n’importe quel stimulus visuel, un mot va tout d’abord être traité dans le cortex occipital, où se situent les aires visuelles primaires et secondaires (traitement perceptif du stimulus). Lorsque l’information visuelle est reconnue comme une chaîne de lettres (chez les personnes alphabétisées), une autre zone du cerveau s’active, dans la région occipito-temporale ventrale : l’aire de la forme visuelle des mots, région qui concentre la connaissance alphabétique. Enfin, un grand réseau s’active, composé d’aires du cerveau identifiées comme celles de la prononciation et de l’articulation, ainsi que celle de l’accès au sens (traitement cognitif). Ces deux dernières aires présentent l’intérêt de ne pas être propres à la lecture, puisqu’elles s’activent également lorsque le langage est entendu, réagissant aux entrées visuelles comme auditives. La lecture consiste donc à accéder par la vision aux aires du langage parlé. Car si le cerveau humain a disposé de plusieurs centaines de milliers d’années pour s’adapter au langage parlé, il n’est coutumier de la lecture que depuis quelques milliers d’années, c’est pourquoi sa structure n’a pas eu le temps d’évoluer. C’est là la grande invention de la lecture, créer une modalité complètement inattendue pour présenter le langage. Avec elle, l’être humain a trouvé une manière d’utiliser des fonctions pré-existantes au sein de son cerveau, ce que Stanislas Dehaene appelle le recyclage neuronal. Lors de l’apprentissage de la lecture, ce dont il est question c’est donc de la mise en liaison de ces différentes aires du cerveau. Et c’est le rôle que joue cette aire de la forme visuelle des mots, qui vient se construire pour mettre en relation vision et langage. Le lien entre cette région et la lecture est telle que si une lésion est faite à cette zone, l’individu perd la capacité de lire (alexie). Elle est si spécifique que les personnes atteintes d’alexie pour cause de lésion possèdent encore la capacité d’écrire (si elle préexistait à l’accident), mais sont dans l’incapacité de se relire. 

L’une des étapes clefs de l’action de lire, on l’aura compris, se situe donc dans la reconnaissance des mots en tant que tels, puisque c’est ce facteur qui définira si l’information visuelle sera transmise aux aires d’accès au sens et de la prononciation. La reconnaissance visuelle des mots débute dans la rétine, dont seule la partie centrale, la fovéa, dispose d’une résolution suffisante pour l’identification visuelle des lettres. C’est pourquoi la lecture implique de fréquents et rapides mouvements oculaires, permettant de repositionner cette zone d’un mot à l’autre. Ces mouvements, qui ont été mis en lumière par Émile Javal en 1879, constituent ce que l’on appelle les saccades oculaires, tandis que les arrêts, longs d’environ 200 milisecondes, sont nommés fixations .

Sous la direction d’Émile Javal, le professeur Lamare Lamare, « Des mouvements des yeux dans la lecture », In : Comptes- rendus de la Société Francaise d’Ophtalmologie, 1893, cité par Javal Émile, Physiologie de la lecture et de l’écriture, Éd. Félix Alcan, 1905, p.127. avait constaté la prise en compte moyenne de 15 à 20 signes par point de fixation, soit 3 ou 4 mots, cette zone constituant ce que l’on appelle l’empan. Les saccades se dirigent principalement dans le sens de la lecture (de gauche à droite pour notre alphabet), excepté un dixième d’entre elles, qui s’effectuent dans le sens inverse, pour passer à la ligne suivante ou revenir sur un mot mal perçu. Il est intéressant de constater que comme la plupart des composantes de l’action, la nature des saccades est propre au lecteur, les chiffres présentés ici ne sont donc que des moyennes. De nombreux facteurs influent sur ces saccades, comme l’âge et la condition du sujet, la taille du corps de texte, ou les conditions lumineuses par exemple. On sait notamment que le gain des saccades horizontales s’améliore naturellement jusqu’à au moins l’âge de 15 ans, et qu’il est possible de continuer à le travailler par la suite.

Il est également reconnu que le parcours visuel au sein de la page (saccades, nombre de fixations, etc.) varie grandement selon le type de lecteur, et peut être considéremment altéré dans le cas de certains troubles et déficiences tels que la dyslexie . La lecture se déroulant donc par saccades, les lettres ne sont pas examinées dans leur intégralité. On observe que l’œil se concentre principalement sur leur partie supérieure, selon l’axe horizontal défini par les saccades. Émile Javal enrichira cette idée développée par Maître Leclerc en observant que c’est dans cette partie supérieure de la portée que s’étendent les capitales, les lettres accentuées, ainsi que les ascendantes, plus nombreuses que les descendantes . Cette partie supérieure de la portée occupe donc un rôle important dans la reconnaissance des lettres, mais participe également de ce que l’on appelle le bloc-mot, la silhouette caractéristique du mot lui-même.

Au cours de la conférence précédemment évoquée, Stanislas Dehaene expliquait également que l’aire de la forme visuelle des mots, pratique ce que l’on appelle l’invariance perceptive, c’est-à-dire qu’elle est capable d’identifier une lettre ou un mot dans une grande diversité de représentations, indépendamment de leur orientation ou de leur typographie. En effet, à la manière dont on est capable de reconnaître une chaise indépendamment de son orientation ou de sa couleur, on reconnaît une lettre car on en possède une image mentale, à laquelle le cerveau peut comparer la forme perçue. Si une ressemblance structurelle suffisante est établie avec la représentation mentale d’une lettre (appariement), alors le lien est établi avec sa prononciation. L’une des étapes de l’apprentissage de la lecture consiste donc justement en la construction de ces représentations mentales, qui s’enrichissent de nouvelles occurrences à mesure qu’on les rencontre (différentes graphies d’une même lettre renvoient donc à une même signification). C’est notamment ce qui fait de l’expérience du lecteur une composante importante de la lisibilité d’un texte. À l’usage, on finit également par avoir une reconnaissance des mots familiers de par leur silhouette, fonctionnant selon le même procédé que pour les lettres, en appariant leur forme visuelle avec leur image dans notre lexique mental, afin d’en récupérer la prononciation et le sens. C’est ce principe de bloc-mot qui permet, par exemple à un mot de rester identifiable s’il manque une lettre, ou lorsque les lettres sont mélangées. De la même manière, l’identification d’une lettre est plus rapide lorsque celle-ci est présentée au sein d’un mot familier. Selon cet effet de supériorité établi par Reicher en 1969,Reicher Gerald, « Perceptual recognition as a function of meaningfulness of stimulus material », In : Journal of Experimental Psychology, n°81, 1969, p. 275 – 280. un mot serait également plus facilement reconnu lorsqu’il est présenté dans une phrase que lorsqu’il est présenté seul. 

L’un des enjeux des typographies de textes longs est donc d’optimiser cette reconnaissance des mots écrits, pour que celle-ci mobilise le moins de ressources attentionnelles possibles. C’est ce qui rend la lisibilité d’un texte cruciale, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’une commodité mais d’un facteur réel dont la compréhension dépend. Plus un texte est lisible, plus il autorisera le lecteur à consacrer le maximum de ses ressources cognitives à l’autre aspect principal de la lecture qu’est la compréhension. Car, d’après l’Observatoire National de la Lecture, « apprendre à lire, c’est développer des habiletés dans deux domaines : l’identification des mots écrits, et le traitement du sens pour la compréhension des textes».Observatoire National de la Lecture [ONL], Apprendre à lire, éd. Odile Jacob − CNDP, 1998, p. 211.

Activité de lecture

La deuxième définition fournie par le CNRTL, complémentaire à la première, dépeint donc la lecture en tant qu’activité, c’est-à-dire la lecture comme « action de prendre connaissance du contenu d’un texte écrit pour se distraire, s’informer ».Extrait de la définition de la lecture B.1.a par le Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://​www​.cnrtl​.fr/​d​e​f​i​n​i​t​i​o​n​/​l​e​cture

« Lire c’est d’abord comprendre. » BEAUME Edmond, « Des siècles pour découvrir que lire c’est d’abord comprendre », In : Communication & Langages, n°83, 1990, p. 5 – 19. Il s’agit ici du but de l’action de lire, de ce qui a initialement fait sa raison d’être et qui justifie l’effort fourni pour la reconnaissance des mots. Ce processus, visant désormais divers objectifs, utilitaires comme récréatifs, est lui aussi une opération complexe, résultant de nombreux aller-retour entre le message écrit et les connaissances linguistiques, syntaxiques, textuelles et générales acquises par le lecteur. En cela, et au-delà des aspects plus techniques mis en lumière dans la partie précédente, la lecture est subjective car les connaissances antérieures du lecteur jouent un rôle réel dans sa réception d’un texte et dans la compréhension qu’il en aura. Borges met notamment en avant ce rôle de la culture du lecteur, définissant celui-ci comme prisonnier de son époque. « On est toujours un contemporain ».BORGES Jorge Luis, « Didier Jouault, Entretien avec J. L.Borges », In : Change 19 — La traduction en jeu, Éd. Seghers-Laffont., 1974, p. 89. Il illustre ce propos avec la notion de précurseur en littérature : « le poème Fears and Scruples, de Robert Browning, annonce l’œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. Browning ne le lisait pas comme nous le lisons aujourd’hui… ».BORGES Jorge Luis, Enquêtes, Éd. Gallimard, coll. « Du monde entier », 1957, p. 150 – 151. Umberto Eco souligne lui aussi l’impact de la culture individuelle du lecteur, appuyant qu’ « aucun texte n’est lu indépendamment de l’expérience que le lecteur a d’autres textes ».ECO Umberto, Lector in fabula, Éd. Grasset & Flasquelle, 1985, p. 101. Il définit le texte comme un « mécanisme paresseux », tissu d’espaces blancs et de non-dits, qui « vit sur la plus-value de sens »ECO Umberto, Lector in fabula, Éd. Grasset & Flasquelle, 1985, p. 63. qu’y introduit le lecteur, dans ce qu’il appelle la coopération textuelle. La réception d’un texte est également affectée par les intérêts spécifiques du lecteur, par les objectifs qu’il poursuit à travers sa lecture. « Une littérature diffère d’une autre, postérieure ou antérieure à elle, moins par le texte lu que par la façon dont elle est lue »BORGES Jorge Luis, « Didier Jouault, Entretien avec J. L.Borges », In : Change 19 — La traduction en jeu, Éd. Seghers-Laffont, 1974, p. 89. analysera Jorge Luis Borges. Cet aspect de la lecture, qui fait écho à son étymologie qui fait du lecteur un cueilleur, induit une multiplicité de lectures de chaque texte. L’étude de ces différents lecteurs et modes de lecture se concrétise dans une sociologie de la lecture,HORELLOU-LAFARGE Chantal, SEGRÉ Monique, Sociologie de la lecture, Éd. La Découverte, Paris, 2016. à l’initiative de nombreux travaux au cours de ces trente dernières années. L’historien Robert Darnton a par exemple introduit une notion de lecteur « ordinaire »,DARNTON Robert, « La lecture rousseauiste et un lecteur ‹ ordinaire › au xviiie siècle », In : CHARTIER Roger [dir.], Pratiques de la lecture, Éd. Rivages, 1985. mais des lectures de documentation, professionnelles, de détente ont également été mises en lumière.

La lecture est donc aussi et surtout, comme le dit Roger Chartier, « la rencontre entre le monde du texte, qui est toujours un monde d’objets écrits ou de paroles lectrices, et un horizon d’attente, modelé par les conventions, les habitudes ou les expériences passées ».CHARTIER Roger, « Pouvoirs de l’écrit et manières de lire », In : Le lecteur à l’œuvre, Éd. Infolio, 2013, p. 6. Ce qui nous permet d’en arriver à la notion de pratiques de la lecture, déjà fortement induite par tout ce qui a précédé.

Pratiques et supports de la lecture

De la lecture, le sociologue sait d’abord — parce qu’il observe tous les lecteurs, ‹ petits › ou ‹ grands ›, sporadiques ou réguliers — qu’elle est, par ses fonctions sociales, la plus diversifiée des pratiques culturelles. PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Éd. Nathan, 1991, p. 335.

La lecture est une activité désormais parfaitement intégrée à nos vies, automatisée et inconsciente. On lit sans le savoir, sans le vouloir ; omniprésente au quotidien, elle a su se rendre indispensable. On lit pour diverses raisons, de diverses manières. Mais loin d’être du seul fait du lecteur ou de l’auteur, la pratique de la lecture est l’expression d’un réseau plus complexe encore d’interactions et de tensions. Telle que la définit Roger Chartier, la pratique de la lecture relève d’au moins trois facteurs : le lecteur, comme on a pu le voir, à la fois à travers ses caractéristiques physiques et psychologiques, la mise en texte, donc la manière dont l’auteur formule ses idées, et enfin la mise en livre, c’est-à-dire grossièrement la question du support, de la matérialité textuelle à laquelle le lecteur fait face. La pratique de la lecture est indissociable de cette question du support en cela qu’ils ont évolué conjointement. Pour en arriver à sa diversité actuelle, cette pratique a dû passer par un certain nombre d’étapes clefs, qui ont défini et imposé des règles qui régissent, encore aujourd’hui, son interaction avec le lecteur.

Évolution et diversification

Le texte écrit n’est nullement sorti tout armé […] du cerveau de quelque démiurge. Tel que nous le connaissons et le pratiquons, il est le résultat des efforts déployés au cours de millénaires par les sociétés successives qui l’utilisaient pour concrétiser leur pensée en la visualisant. MARTIN Henri-Jean, « Pour une histoire de la lecture », In : Le Débat n°22, 1982, p.60.

Si les premiers écrits ont, comme indiqué en préambule, engendré simultanément les premiers lecteurs, leur pratique de la lecture n’avait pas grand chose à voir avec celle qu’on vient de définir. C’est principalement l’évolution des techniques de fabrication et de diffusion des textes qui a rendu possible le développement et la diversité des pratiques de lecture actuelles. En effet, lorsque l’écriture fait son apparition, c’est sous forme idéographique, en tant qu’aide mémoire. Sa compréhension ne nécessite pas encore de connaître la langue de l’auteur car les signes renvoient à un sens visuel et non pas à un son précis. Ce lien entre l’écrit et l’oral n’apparaîtra que plus tard, avec le cunéiforme ou les hiéroglyphes, avant que les Phéniciens n’installent le système alphabétique. Ce système alphabétique sera par la suite perfectionné et stabilisé par les Grecs, permettant une diminution du nombre de signes, simplifiant par conséquent l’activité de lecture et autorisant à une plus grande complexité dans les écrits. Ce système va permettre aux grec de faire du livre, non plus seulement un instrument destiné à la fixation et à la conservation du texte mais aussi, un support de lecture, occupant une importance toujours grandissante face à la transmission orale. De la pierre à la tablette d’argile, de celle-ci au rouleau de papyrus, les avancées technologiques permettent une optimisation constante des supports d’écriture, qui contribuent au développement de la lecture telle que nous la connaissons. Des innovations modestes en apparence, modifient de manière durable notre rapport à la lecture, comme par exemple, lors de l’apparition des codex romains. « En substituant au rouleau une forme nouvelle de livre [le codex] a permis des gestes qui étaient tout à fait impossibles auparavant ».CHARTIER Roger, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Éd. Gallimard , 2015, p. 39.

La lecture, qui nécessitait alors l’usage des deux mains afin de simultanément déplier et replier le volumen , s’en retrouve considérablement simplifiée, et permet au lecteur de nouvelles pratiques, de la prise de notes , à la simple comparaison de textes entre eux. Dans le long développement médiéval qui suivit ce passage au codex, les lecteurs devinrent de plus en plus nombreux à adopter la lecture silencieuse et solitaire, alors que la lecture oralisée, (qui est d’ailleurs l’une des définitions de lire dans le sens de faire la lecture) était à la fois la norme et l’une des conditions de compréhension du texte. Ces progrès de la lecture silencieuse ont pour cause et conséquence un perfectionnement dans l’inscription des textes, avec l’introduction de séparations entre les mots, l’ajout de la ponctuation, la division en chapitres, l’ajout d’un index. La lecture, jusqu’ici principalement oralisée et religieuse, se répand encore un peu plus à travers les différentes strates de la société, atteignant les nouvelles classes bourgeoises et les élèves des universités naissantes. Mais c’est l’invention de l’imprimerie, et par la suite sa mécanisation, qui va achever de faire entrer les textes dans une part toujours plus large de la société, bouleversant le rapport à la lecture en permettant une production plus importante et à moindre coût, de livres au maniement plus facile. Une révolution qui, s’appuyant sur les perfectionnements de la production en série mise en place par les copistes, s’incarnera dans l’invention des trois éléments indispensables que sont la presse, l’encre grasse et les caractères mobiles. Ces inventions, qui marqueront dans le même temps l’avènement de la typographie, permettront, une diversification des formats, et des caractères, autorisant un nombre toujours croissant de pratiques de la lecture, sans compter les nombreux supports nouveaux qui font leur apparition, billets, affiches, comme autant d’écrits qui s’emparent des murs des villes et des activités quotidiennes et viennent s’imposer aux yeux des citoyens. Ainsi naquirent des lectures destinées à un public plus large, telles que les livres de piété, livres d’heures ou autre littératures populaires, incarnées dans ces nouveaux formats plus restreints, plus transportables et personnels. Par la suite, la mécanisation et ses perfectionnements (linotype, photocomposition), achèveront d’installer et de standardiser les formes du livre, comme celle du livre de poche (qui sera abordée ultérieurement), rendant sa diffusion mondiale, et multipliant d’autant les lecteurs et leurs pratiques.

Les rôles actifs du lecteur

Face à cette figure du livre, qui apparaît comme bien installée, le lecteur conserve cependant un rôle actif, dépassant son seul travail de perception et d’interprétation des textes. L’exposition Le Lecteur à l’œuvre Note : L’exposition Le lecteur à l’œuvre était présentée à la Fondation Martin Bodmer de Genève du 27 avril au 25 août 2013. se proposait il y a quatre ans, de dresser un constat non exhaustif de ces attitudes, à commencer par l’action de manipulation. C’est le rôle actif le plus évident du lecteur, son rapport le plus brut à la matérialité de l’écrit, et un facteur de compréhension non négligeable. On l’a vu, la lecture est une activité qui n’engage pas seulement la vision ou l’intellect, mais l’intégralité du corps, l’usage de celui-ci ayant des répercussions jusque dans la compréhension des textes. La transition du volumen au codex a permis l’apparition de nouvelles attitudes du lecteur, mais lui a aussi et plus simplement permis, en le libérant de son action de déroulement, de se concentrer de manière plus intense sur sa lecture. La prise en compte par les auteurs et éditeurs de cet exercice auquel le lecteur n’a d’autre choix que de se plier a engendré un certain nombre de curiosités littéraires parmi lesquelles on peut classer la grande majorité des livres dits « à système ». On y trouve notament le célèbre Cent mille milliards de poèmes,QUENEAU Raymond, Cent mille milliards de poèmes, Éd. Gallimard, 1961. de Raymond Queneau et un grand nombre d’autres ouvrages de l’OuLiPo , mais les premiers livres à système ont été initiés dès le Moyen Âge, à travers des manuscrits tels le De sphaera mundi DE SACROBOSCO Johannes, De sphaera mundi, Paris, 1230. de Joannes de Sacrobosco. Si cette prise en compte n’est pas nécessairement aussi prononcée que pour les livres à système, elle est néanmoins toujours présente, induite dans la mise en livre de tout texte ne serait-ce que dans le but d’en optimiser la lisibilité. En effet, on l’a vu, les différentes formes actuelles du livre ne sont rien d’autre que le résultat de la sélection naturelle d’une succession d’expérimentations millénaires, la question de la prise en compte de la manipulation n’étant alors pas du fait d’un seul éditeur ou auteur, mais d’un héritage utilitaire. Mais ces rôles actifs endossés par le lecteur peuvent également impliquer une altération du texte même, comme c’est le cas lors d’une traduction par exemple. Dans ce cas très spécifique de lecture, auquel Borges s’est notamment intéressé, l’individualité et la culture du lecteur prennent une importance considérable, en cela qu’elles cristallisent sa compréhension du texte dans sa traduction. C’est ce qui fera dire à Borges que « le véritable intellectuel repousse les débats qui ont trait aux événements contemporains ; la réalité est toujours anachronique ».BORGES Jorge Luis, « Didier Jouault, Entretien avec J. L.Borges », In : Change 19 — La traduction en jeu, Éd. Seghers-Laffont, 1974, p. 90. Il s’agit là d’un rôle pris très au sérieux par les professionnels de la littérature, qui n’hésitent pas à faire re-traduire certains ouvrages lorsqu’ils estiment que la traduction ne leur rend finalement pas justice. On peut citer la récente re-traduction de l’Ulysse de James Joyce,JOYCE James, Ulysse, Éd. Gallimard, Paris, 1922, 2004. initiée par les ayants droit et l’éditeur Gallimard en 2004, impliquant une équipe de huit traducteurs en lieu et place du seul Auguste Morel initial, au motif que la traduction de celui-ci, trop proche dans le temps de la publication initiale de l’œuvre, n’avait pu retranscrire toute la complexité de l’œuvre. Mais l’édition présente également une longue histoire de cohabitation entre le texte original et sa traduction, de la bible polyglotte de Christophe Plantin jusqu’aux actuelles éditions bilingues dont nous évoquerons le fonctionnement de manière un peu plus détaillée au cours de la seconde partie. Au rang des cohabitations internes à la page initiées par le lecteur, figure évidemment l’illustration, témoignage des plus démonstratifs d’une certaine interprétation du texte, des enluminures du Moyen Âge au manuscrit illustré du Courrier sud, d’Antoine de Saint-Exupéry dont les dessins présentent presque une seconde lecture. Enfin et surtout, le lecteur annote sa lecture, et c’est là une activité très représentative de la métamorphose permanente des pratiques de lecture en adéquation avec l’évolution de leur support.

L’exemple de l’annotation

L’annotation, démonstration la plus visuelle du caractère actif de la lecture, permet plus que toute autre, d’identifier les pratiques des lecteurs, dans la manière dont elle présente un large éventail de marques d’appropriation et témoigne de la diversité de formes et d’usages que la lecture emprunte. De nombreuses études ayant déjà été menées sur le sujet, il ne s’agira pas ici de tenter d’établir une quelconque liste ou classification, mais plutôt de s’intéresser à quelques-unes de ses fonctions principales. Que l’on parle de Marcel Proust, qui dans sa relecture annotée de ses propres écrits,PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, placards corrigés, 1913. en propose finalement une version nouvelle, ou de l’élève auditeur François Mangonis qui, annotant son livre lors d’un cours du 14 juillet 1548 , nous transmet par la même occasion de précieuses informations sur le fonctionnement des Scolae du xvie siècle, nombreux sont les rôles endossés par le lecteur lorsqu’il annote. On s’intéressera donc à un exemplaire de l’édition originale des mémoires de Voltaire, publié en 1784, à Genève . Cet exemplaire présentant ceci d’intéressant qu’il a été abondamment annoté par son ami Philippe-Charles-Joseph de Pavée de Villevieille.

Cette double-page se présente initialement comme relativement ordinaire, correspondant aux standards d’édition de l’époque. Le texte, disposé symétriquement par rapport à l’axe vertical de la reliure, occupe la place centrale, cerclée de larges marges (environ un tiers de la surface de chaque page). Ce qui interpelle en premier, c’est la quantité de notes manuscrites orbitant à la périphérie de cette masse homogène de texte, presque équivalente textuellement aux deux tiers de l’imprimé. La description qui en est faite sur le site de la Gazette Drouot, d’où provient cette photographie, indique d’ailleurs que l’ouvrage « tient autant du livre que du manuscrit ».Gazette Drouot, Best of des enchères, http://​www​.gazette​-drouot​.com/​s​t​a​t​i​c​/​m​a​g​a​z​i​n​e​_​v​e​n​t​e​s​_​a​u​x​_​e​n​c​h​e​r​e​s​/​t​o​p​_​d​e​s​_​e​n​c​h​e​r​e​s​/​b​i​b​l​i​o​p​h​i​l​i​e​_​2​0​1​2​.html Par conséquent la double-page peut apparaître comme étouffée voire étouffante, de plus un contraste se crée entre le gris homogène du texte imprimé, et celui, inégal et vibrant des annotations manuscrites. Après investigation, la double-page semble rédigée en ce qui s’apparente à un Garamond corps 15 interligné de 18 points, et présente une moyenne d’une trentaine de signes par ligne, lesquelles sont au nombre de vingt-cinq par page. Le site de la Gazette Drouot nous apprend également que l’ouvrage est au format in-octavo, également noté in-8o et parfois prononcé in-huit, ce format est une forme de livre où la feuille imprimée a été pliée trois fois, donnant ainsi huit feuillets, soit seize pages . L’in-octavo est plus ou moins grand, selon l’étendue de la feuille, mais au XVIIIe siècle au cours duquel cet ouvrage a été publié, les in-octavo ont un format voisin du format A5 actuel (21 × 14,85).

Cette information qui peut sembler relativement anodine est au contraire assez significative puisque l’apparition de ces formats, liée à l’invention de l’imprimerie, a eu un impact très fort dans les pratiques des lecteurs. Alors que certains craignaient une disparition de la production et de la communication manuscrite, ces nouveaux formats ont participé au contraire à imposer de nouveaux usages de l’écriture à la main. Ainsi les larges marges blanches et les interlignes standardisées de l’édition imprimée ont résonné comme autant d’invitations au lecteur à couvrir ces espaces laissés blancs. De même, en développant et standardisant les technologies de repérage (index, table des matières, etc.) et de documentation (notes de bas de page, glossaire, etc.), l’imprimerie a déchargé l’annotation de ses fonctions premières de balisage de l’information et de liaison intertextuelle, autorisant à une diversification des commentaires, amorçant ainsi un basculement dans la tradition annotative. Il est d’ailleurs plutôt évident à la simple vue de ce document que l’auteur des notes ne cherche pas tant à transmettre un savoir, qu’à consigner une impression, commenter sa lecture. On est ici en effet très éloigné dans la forme des marginalia savantes de l’époque médiévale, en cela que rien ne semble conditionner ces lignes manuscrites, là où les copistes cherchaient à dicipliner leur écriture, à circonscrire leurs notes dans des espaces déterminés. Ici, on sent l’auteur parfois dépassé par le cadre, à la recherche d’espace supplémentaire, comme lorsqu’il use d’une forme de croisillon ou de dièse (ligne 43), pour indiquer que la phrase se continue plus bas dans la page (ligne 50). Les ratures, présentes en nombre, de même que certaines fautes (d’orthographe ou de manuscription) témoignent elles aussi de la spontanéité de l’exercice, comme le caractère jeté de l’écriture, et la diversité d’échelles que celle-ci présente. Un intérêt particulier se dégage à la lecture de ces annotations, puisqu’il ne s’agit ici effectivement ni de remarques philologiques, ni de notes de lectures, de définitions de mots savants ou encore de références littéraires, mais plutôt d’une forme de version alternative du récit de Voltaire, une rectification critique faite par son ami Philippe-Charles-Joseph de Pavée de Villevieille. Celui-ci reprend l’écrivain sur la description de son départ de la cour de Prusse, à propos duquel Voltaire écrit ceci :

« Je lui renvoyai son ordre, sa clef de Chambellan & sa pension ; il fit alors tout ce qu’il put pour me garder & moi tout ce que je pus pour le quitter ; il me rendit sa croix et sa clef, & voulut que je soupasse avec lui. Je fis donc encore un souper de Damoclès, après quoi je partis avec promesse de revenir, & avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie. Ainsi nous fûmes quatre qui nous échappâmes en peu de temps Chasol, Darget Algatori & moi. Il n’y avait pas en effet moyen d’y tenir, on ſait bien qu’il faut souffrir auprès des Rois ; mais Frédéric abusait un peu trop de sa prérogative. »

(p. 95 et 96, lignes 1 à 6)

À la lecture de ces lignes, Philippe-Charles-Joseph de Pavée de Villevieille rapporte qu’au contraire, c’est Frédéric qui a congédié le philosophe :

« M. De Voltaire ne dit pas tout […], aboutit à ces paroles [du roi] ; je ne vous renvoye pas, parce que je vous ai apellé (sic), mais je vous défends de reparaitre… »

(p. 96, en face des lignes 1 à 6 et au dessus)

Ajoutant même que suite à cette dispute, lorsque le monarque aurait envoyé l’abbé de Prades chercher Voltaire qui boudait dans sa chambre, celui serait revenu avec pour toute réponse de l’intéressé :

« … certes si votre majesté veut le savoir, il a dit que votre majesté aille se faire f. »

(p. 97, en face des lignes 26 à 30)

Cette façon assez personnelle de contester la version des faits de l’auteur à mesure qu’il en lit l’ouvrage, couvrant spontanément les espaces laissés vierges, nous donne finalement plus l’impression d’être face à un dialogue textuel à la manière des annotations de Montaigne, ou même à une quasi-réécriture à la manière de Proust. L’étude du manuscrit annoté des Métamorphoses d’Ovide, dans le livre Le lecteur à l’œuvre,HAYAERT Valérie, « Ovide, Les métamorphoses », In : Le lecteur à l’œuvre, Éd. Infolio, 2013, p. 143. avait permis de mettre en relief plusieurs types de notes. Les pages de ce manuscrit qui ont vu se succéder les annotations de pas moins de quatre annotateurs différents, du XIVe au XVIe siècle, ont rendu possible la distinction de quatre types de notes, signalétiques, intertextuelles, stylistiques et encyclopédiques ; et enfin les commentaires. C’est à cette dernière catégorie que semblent s’apparenter ces observations de Philippe-Charles-Joseph de Pavée de Villevieille, comme la majorité des annotations qui leur sont contemporaines. Car en effet, si ces commentaires sont considérés comme les plus intéressants, mais les plus rares au sein des Métamorphoses, ils vont, du XVe au XVIIIe siècle, progressivement prendre le pas sur les autres types de notes, au prix d’une lente maturation, à la fois matérielle, sociale, économique et intellectuelle. L’arrivée de l’imprimerie est encore une fois en cause, puisque c’est elle qui, démocratisant la lecture, participera à l’essor populaire de la pratique annotative et à sa diversification, amorçant une transition de la lectio universitaire encadrée, vers une lectura plus personnelle. Si l’annotation est longtemps restée un exercice règlementé, œuvre d’autorités autorisées, se cantonnant principalement, depuis les scholies des premiers codex, à l’explication et l’analyse de textes académiques et religieux, ou à la manière des gloses, au commentaire linguistique, le XVIe siècle humaniste, marquera un tournant vers une pratique de l’annotation plus libre, qui s’étendra au cours des siècles suivants à un public toujours plus large.

Pour autant, la pratique reste ici encore relativement calme, et si ses commentaires se permettent parfois quelques incursions (lignes 25, 41, 50), l’auteur des annotations n’intervient presque pas sur le texte lui même, à quelques rares mais notables exceptions. Comme lorsqu’il se permet de rectifier, quand Voltaire écrit « En sortant de mon palais d’Alcine… », le transformant en « En sortant du palais d’Alcine… » (ligne 42). Mais là encore, quand bien même il n’est pas tout à fait exprimé textuellement, cela relève plus du commentaire rectificatif que du réel témoignage physique d’une recherche de sens dans le texte, ou d’un cheminement de pensée.

Mais cet exemple met en lumière plus qu’une simple visualisation d’un type de lecture. L’annotation démontre en effet plus efficacement que toute autre pratique, une réalité concrète de la lecture, le conditionnement du lecteur par son support. Aussi diversifiées qu’elles soient, les pratiques de lecture, n’en restent pas moins contraintes par l’objet matériel de leur lecture et par conséquent par le travail d’un éditeur. Pour continuer plus avant il est donc nécessaire de se pencher sur les tenants et aboutissant de ce travail d’édition.

Du postulat vers le consensus

Notion de mise en livre

On l’a rapidement évoqué, Roger Chartier identifie deux ensembles de dispositifs s’adressant au lecteur durant la lecture. Outre le travail de l’auteur et de l’ensemble des dispositifs purement textuels qu’il déploie et qui tendent à imposer au lecteur un protocole plus ou moins défini (à rapprocher de la notion de coopération textuelle),ECO Umberto, Lector in fabula, Éd. Grasset & Flasquelle, 1985, p. 84. il distingue aussi un travail de mise en livre, qu’il définit brièvement comme relevant de « … la disposition et [du] découpage du texte, sa typographie, son illustration. Ces procédures de mise en livre ne relèvent plus de l’écriture mais de l’imprimerie, sont décwidées non par l’auteur mais par le libraire-éditeur, et peuvent suggérer des lectures différentes d’un même texte ».CHARTIER Roger, « Du livre au lire », In : Sociologie de la communication, Volume 1, n°1, Éd. Payot/​Rivages, 1997, p.284. Au-delà du travail de sélection, de relecture ou de correction des manuscrits effectuée par les lecteurs-pigistes et autres comités de lecture, la mise en livre constitue la plupart du temps, à la manière de l’annotation, la cristallisation d’une lecture, en cela qu’elle fige une vision plus ou moins fermée du texte. « L’éditeur […] crée un objet dont tous les aspects sont porteurs de sens. Le choix de la couverture et du papier, la typographie, la mise en page, le format, tous ces paramètres fonctionnent comme des signes et procèdent d’un lecteur, ou d’une équipe de lecteurs, dans la maison d’édition, qui donnent du texte leur propre version, y inscrivent une interprétation, laquelle oriente à son tour celle du public. »JEANNERET Michel, SUCIU Radu, « Les rôles du lecteur », In : Le lecteur à l’œuvre, Éd. Infolio, 2013, p. 88.

Cette notion est régulièrement ignorée de la plupart des études concernant la lecture, celles-ci restant principalement centrées sur la seule relation auteur/​lecteur, à l’image de l’esthétique de la réception d’Hans Robert Jauss JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Éd. Gallimard, 1978. qui ignore les effets produits par les dispositifs de mise en livre dans la réception des textes. Ces dispositifs sont pourtant primordiaux dans notre rapport au texte, puisqu’ils incluent autant les informations et instructions explicites données au lecteur à travers la mise en forme du texte par le graphiste typographe, que celles qui lui sont implicitement données par les caractéristiques physiques du support de lecture, toutes les marques signifiantes qu’Emmanuël Souchier regroupe dans ce qu’il conceptualise comme étant l’énonciation éditoriale d’un texte. Emmanuël Souchier va même jusqu’à définir le texte mis en livre, non plus comme une production de son seul auteur, mais comme « le creuset d’une énonciation collective derrière laquelle, à travers des techniques et des situations, s’affirment des fonctions, des corps de métier ainsi que des individus… ».SOUCHIER Emmanuël, « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », In : Communication et langages, n°154, 2007, p.26. Il invite à considérer le texte à travers l’intégralité de ce qui constitue sa matérialité. Toutes ces marques, qui participent à des degrés divers de l’identité de l’œuvre littéraire mais également à leur perception par le lecteur, « élaborées par des générations de praticiens dont le métier consistait à ’ donner à lire ’, elles sont la trace historique des pratiques, règles et coutumes ».SOUCHIER Emmanuël, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », In : Les cahiers de médiologie, n°6, Éd. Gallimard, 1998, p.139. Le choix du papier, de la reliure, et même de la méthode d’impression, sont autant de signaux adressés au lecteur pour catégoriser une œuvre.

Les postulats de l’éditeur

Lorsque les choix de mise en livre conscientisés par l’éditeur s’incarnent dans des formats éditoriaux distincts qui visent des publics et des usages différents, on peut alors parler de postulats éditoriaux.« Les dispositifs typographiques inscrivent dans l’objet des lectures socialement différenciées (ou, à tout le moins les représentations que s’en font les fabricants d’imprimés).» CHARTIER Roger, « Du livre au lire », In : Sociologie de la communication, Volume 1, n°1, Éd. Payot/​Rivages, 1997, p.285 – 286.

À la manière dont le lecteur modèle d’Umberto Eco implique, à l’échelle linguistique, un auteur modèle, dont les décisions relèvent du postulat d’un certain nombre de compétences grammaticales et culturelles de la part du lecteur,ECO Umberto, Lector in fabula, Éd. Grasset & Flasquelle, 1985, p. 62. le travail éditorial met en œuvre un dispositif typographique basé sur le postulat d’un certain nombre de caractéristiques propres au lectorat supposé. On peut notamment distinguer deux principaux types de postulats éditoriaux, souvent liés : le postulat de public et le postulat d’usage, qui s’incarnent dans des décisions prises à tous les niveaux de la mise en livre, du choix de la typographie à celle des dimensions du livre en passant par sa mise en page. Ces postulats éditoriaux sont historiquement liés à une réflexion sur la lecture, dans le but de proposer un « dispositif intellectuel d’aide à la lecture »,Collectif, ZALI Anne [dir.], « Le livre et ses usages : lectures, postures, rituels », In : La grande aventure du livre – L’histoire du livre, de la tablette d’argile à la tablette, Éd. Hatier, 2013 un protocole de lecture adapté aux caractéristiques supposées du lecteur.

On peut par exemple citer les éditions bilingues, ou les œuvres commentées, souvent enrichies d’outils de lecture plus complets, mais c’est également le cas de certains romans plus classiques. L’exemple utilisé par Roger Chartier, que l’on peut considérer comme un postulat de public, est celui des livres de la Bibliothèque bleue,CHARTIER Roger, « Du livre au lire », In : Sociologie de la communication, Volume 1, n°1, Éd. Payot/​Rivages, 1997, p.284. la première collection de livres destiné à un lectorat populaire . Dans cet exemple, il met en valeur l’influence qu’aura eu le choix des éditeurs troyens de chapitrer et de fragmenter les textes en paragraphes ainsi que de le simplifier en l’amputant, sur l’audience touchée. Dans ce cas particulier, qui illustre également les écueils de la pratique, cette découpe du texte aura parfois été nuisible à sa compréhension, lorsque réalisée peu soigneusement et dans la précipitation. On retrouve d’ailleurs ce type de procédé dans l’élaboration de versions tronquées d’œuvres classiques, à destination des plus jeunes, désormais.

Ces évolutions dans la mise en livre, par apport successifs et en concordance avec les avancées techniques, ont contribué à construire le livre tel que nous le connaissons aujourd’hui. On peut citer les livres de la Bibliothèque bleue donc, mais de manière générale, tous les choix conscients qui ont été effectués dans le but de répondre à un besoin supposé, comme la pagination, la création de sommaires et de tables de matières, de titres de chapitres, de titres courants, etc. C’est de ces réflexions sur les usages et de ces postulats que sont nés à la fois la plupart des formats éditoriaux et des protocoles de lecture actuels. Car lorsqu’un format éditorial s’impose, il modifie également durablement les protocoles de lecture. Un autre exemple flagrant étant celui de la pratique de la lecture annotée, abordée dans la partie précédente. On a pu voir que dans le même temps où les larges marges disparaissaient des ouvrages pour laisser place à une densité textuelle plus importante, pour des raisons de lisibilité et d’économie, on a pu assister à une marginalisation de la pratique de l’annotation. Et bien qu’il soit difficile d’affirmer qui a eu raison de qui, on peut aisément supposer un lien de cause à effet, la pratique du commentaire personnel n’ayant finalement été, semble-t-il, qu’une pratique transitionnelle entre la lecture savante médiévale et la lecture contemporaine démocratisée. Un protocole de lecture en supplantant un autre, dans le même temps que le postulat d’un nouveau lectorat génère un nouveau type de mise en livre. La réception des textes ne peut qu’être altérée par cette modification des protocoles, d’une nouvelle lisibilité résulte une nouvelle compréhension.

Un basculement dans l’infra ordinaire de la page stabilisée

Les mises en livre dépendent donc de la vision qu’ont les éditeurs de leurs lecteurs et de leur lecture, mais pas seulement. En témoigne la relative stabilité dans les mises en livre depuis l’avènement du livre de poche, la dernière grande évolution en date, alors que le lectorat s’est considérablement étendu et diversifié. Ainsi, le livre de poche, dans le même temps qu’il amorçait une révolution sociale de la lecture, en a également entériné la stabilisation des formats . L’écrasante majorité des livres vendus actuellement en France (hors romans graphiques), sont d’un format égal ou avoisinant les 11,1×18cm défini par Jan Tschichold TSCHICHOLD Jan, Livre et typographie, Éd. Allia, 1994. en 1935 pour les « Penguin Books » anglais, ancêtres communs de la plupart de nos livres de poches actuels. De la même manière, la mise en page intérieure s’est stabilisée, indépendamment du genre du texte ou du public visé. Cette stabilité étonnante trouve son origine dans une autre notion, tout aussi importante pour la lisibilité que les dispositifs intellectuels d’aide à la lecture, celle de ce que ce que George Perec nomme l’infra-ordinaire.PEREC Georges, L’infra-ordinaire, Éd. du Seuil, 1989. Ainsi, actuellement la plupart des livres poches publiés en France comptent entre 40 et 50 signes par ligne en moyenne, pour entre 30 et 40 lignes par page environ . Les typographies les plus utilisées sont les humanes, les garaldes, mais surtout les réales, principalement Times New Roman et Baskerville. Tous ces éléments de la mise en livre, instructions implicites comme explicites, les choix de dispositifs textuels conscientisés comme ceux qui résultent de procédés de fabrication, sont rentrés dans l’infra-ordinaire, s’effaçant de la perception consciente des lecteurs pour mieux les laisser lire le texte. « Disparaître aux yeux du lecteur afin de servir le texte, s’effacer pour plus d’efficacité, c’est aussi prendre le pouvoir silencieux de l’image du texte. » SOUCHIER Emmanuël, « L’image du texte Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », In : Les cahiers de médiologie, n°6, Éd. Gallimard, 1998, p.141.

De même qu’un certain nombre d’éléments que l’on pourrait comparer à des structures vestigiales, tant leur intérêt semble s’être perdu dans l’oubli collectif pour ne devenir que les constituantes muettes d’un livre idéalisé. Leur présence, de même que leur absence, et de manière générale toute altération trop visible de ce « canon de lecture », possède une influence sur la lisibilité, à travers notamment la notion d’horizon d’attente inconscient des lecteurs, qui ne se révèle paradoxalement que lorsqu’il est perturbé. S’y conformer est devenue une règle, le postulat d’usage ou d’usager l’exercice de curiosités éditoriales ou littéraires.

La sensible question de la lisibilité typographique

Pour pouvoir présenter des conditions de lecture optimales aux lecteurs, la question de la lisibilité typographique est primordiale dans la mise en livre, puisque la bonne reconnaissance des mots est, comme on l’a vu en première partie, la condition préalable à toute lecture. La lettre imprimée et composée est la véritable porte d’entrée vers la bonne réception d’un texte, que tout lecteur se doit d’emprunter. Ce qui a naturellement conduit la typographie à être formellement interrogée et perfectionnée très tôt dans l’histoire de la lecture, avec encore plus de diversité dans l’expérimentation que pour les formes du livre lui-même et permis à un certain nombre de règles de s’imposer au fil du temps, corroborées par des études toujours plus nombreuses à mesure que la curiosité de la communauté scientifique grandissait. Ainsi, les études de Donald Paterson et Miles Tinker,PATERSON Donald, TINKER Miles, « Studies of typographical factors influencing speed of reading : XII & XIII », In : Journal of Applied Psychology, Vol. 20, 1936 qui s’appuient sur la mise en lumière des caractéristiques physiologiques de la lecture abordées en première partie – déplacement horizontal en saccade du regard, perception des lettres non plus isolément, mais par groupe de quatre ou cinq signes, rôle du bloc mot , importance de la moitié supérieure des lignes et des ascendantes par rapport à leur moitié inférieure, etc. – ont permis de conclure, par exemple, le fait qu’un texte composé en capitales soit moins vite lu, que les caractères gothiques et monochasses soient moins lisibles que les caractères de labeur courants, que le corps optimal de lecture soit d’environ 10 points, ainsi qu’un certain nombre d’autres faits relevant depuis longtemps pour la plupart, de l’évidence et faisant autorité au sein des manuels de mise en page HOCHULI Jost, Le détail en typographie, Éd. B42, 2010. RICHAUDEAU François, La lisibilité, Éd. Retz, 1969.. Ces règles précises auxquelles l’écrasante majorité des publications de textes longs actuels (et plus particulièrement les romans), se conforment, relèvent autant du dessin du caractère lui-même – hauteur d’œil moyenne, signes nettement différenciés, axe oblique, contraste mesuré, empattements marqués – que du mode de composition – interlettrage proportionnel aux contreformes, longueur de ligne comprise entre 55 et 80 signes, interlignage pensé en rapport avec celle-ci, homogénéité du gris typographique, etc.

En conjuguant la mise en lumière de ces critères scientifiques avec une expérience professionnelle du dessin typographique, de nombreux typographes ont tenté de théoriser une forme de lisibilité optimale. Adrian Frutiger aura par exemple, cherché à mettre en évidence une structure invariante des lettres , sur laquelle se grefferaient les propriétés stylistiques propres à chaque époque, dans le but de créer un caractère « universel », neutre, simple et apte à toute utilisation dans toutes les langues. Il s’attachera également à mettre en valeur l’importance du gris typographique, l’impression produite sur l’œil par la vision générale d’un texte.« … j’ai fait beaucoup de mesures sur ce qu’on appelle la graisse normale et je suis arrivé à un rapport optimal entre les valeurs de noir et de blanc, une certaine densité de gris sur la page, qui correspond à quelque chose de confortable sur le plan de la vision. […] Quand on est typographe et qu’on a travaillé de longues années, on finit par avoir l’intuition de cette normalité. » HALPHEN Ludovic, GUÉRIN Philippe, « Interview d’Adrian Frutiger », In : Communication & langages, n°78, 1988.

On peut aussi se pencher sur le travail entamé par Roger Excoffon sur son dernier caractère inachevé, l’Excoffon book, tel qu’il a été présenté par Bruno Bernard à l’occasion des Rencontres internationales de Lure 2017. À travers la création de ce caractère, Roger Excoffon s’appuya sur un certain nombre de conditions de lisibilité révélées par des études, et tenta d’en proposer une réponse typographique, poursuivant un travail entamé avec l’Antique Olive. Lors de la création de cette dernière, il s’était appuyé sur les recherches de Leclerc et Javal mettant en valeur l’importance de la moitié supérieure des lettres , renforçant cette partie en y plaçant plus de graisse que dans le reste du dessin, idée qui sera d’ailleurs reprise par le FF Balance de Evert Bloemsma. Pour l’Excoffon Book, il décida d’aller plus loin encore et s’appuya notamment sur la notion de différenciation des lettres, de l’idée de bloc-mot, de silhouette des mots pour produire un caractère particulier, potentiellement plus lisible .

Cependant, il est des points sur lesquels la tradition typographique et les études scientifiques de la lisibilité ne s’accordent pas. Dans le même temps qu’elles validaient de manière objective un certain nombre de conventions typographiques, les études menées par Paterson et Tinker ont mis en lumière d’autres critères bousculant de manière plus franche les habitudes et idées reçues sur la lisibilité. Par exemple, l’absence de preuve d’une réelle différence de lisibilité entre les caractères dits light, regular, médium, ou mi-gras, de même qu’entre les caractères linéales et les caractères à empattements, alors même que ces derniers étaient (et sont encore), considérés comme une condition sine qua non d’une bonne lisibilité typographique. Cette domination d’un modèle « traditionnel » s’explique aussi dans un autre aspect clef de la lisibilité, liée plus aux habitudes des lecteurs qu’à leurs capacités physiques. En effet, la lisibilité possède elle aussi sa part de subjectivité culturelle, et l’aspect visuel d’un texte n’est en réalité jamais totalement neutre, ce qui est souvent présenté comme une solution strictement fonctionnelle et objective n’étant finalement bien souvent qu’un code culturel comme un autre, ce concept étant résumé par Zuzana Licko en une phrase, « you read best what you read most ».LICKO Zuzana, « Interview par Rudy VanderLans », In : Emigre No. 15, 1990.

Pour prendre un exemple, on peut se baser sur la reprographie des Mémoires de M. de Voltaire étudiée précédemment. Il n’aura échappé à personne que l’usage de l’époque était à l’utilisation de s longs, excepté pour ce qui est de la terminaison des mots. Cette figure du ſ, n’est guère plus courante dans nos textes actuels, et il y a fort à parier, qu’au survol rapide de ce texte, les mots soient désormais difficilement compréhensibles. Même à la lecture de celui-ci, le lecteur contemporain est grandement perturbé par cette figure désuète, et indépendamment de la conscience du lecteur du fait qu’il fait face à un s, le cerveau s’évertue à percevoir la forme comme un f, car c’est de cette représentation mentale qu’elle est la plus proche, c’est en lien avec l’image mentale d’un f que l’appariement se produit. Ce phénomène, qui par ailleurs fait sortir le texte de l’infra-ordinaire et complique de fait la lecture, illustre parfaitement la notion de lisibilité culturelle. Comme il est des formes de lettres que le cerveau ne sait pas reconnaître car il n’y a pas été suffisamment confronté, il en est des plus difficiles ou plus faciles à lire selon les habitudes du lecteur. On pourrait, de fait, parler de l’usage de caractères Fraktur pour la composition de textes longs en Allemagne , qui a perduré jusqu’au xxe siècle, alors même qu’elles présentent des caractéristiques absolument incompatibles avec les mécanismes mis en évidence par les études scientifiques évoquées précédemment, comme pour ce qui est de leurs ascendantes et descendantes courtes, de leur graisse excessive ou de la grande proximité des signes. 

Avec une telle importance de l’individualité des lecteurs dans leur reconnaissance même des mots, on retrouve dans la quête de la lisibilité, la notion de postulat évoquée précédemment. Que ce soit par rapport à la physiologie des lecteurs ou à leurs habitudes, il n’a pas échappé aux responsables de mises en livre qu’il pouvait être crucial de proposer des traitements différenciés selon les publics et les usages. À titre d’exemple, on peut par exemple citer le travail de Ladislas Mandel, s’appuyant sur la notion de lisibilité culturelle pour développer des caractères d’annuaires différenciés selon les pays , après une phase d’analyse des habitudes et spécificités locales, mettant en avant l’importance des « filtres culturels de l’individu ».MANDEL Ladislas, Écritures, miroir des hommes et des sociétés, Éd. Ateliers Perrousseaux, 1998, p.177.
Ou bien dans une démarche s’attachant plus à la prise en compte de caractéristiques et de besoins liés à la physiologie des lecteurs, comme dans le cas des différentes collections de l’École des loisirs, pensées selon des tranches d’âges définies, et présentant différents corps de texte, longueurs de lignes et interlignages selon les catégories. Les cas extrêmes et les plus représentatifs étant bien évidemment à aller chercher du côté des éditions spécialisées pour les personnes à vision déficiente, comme par exemple dans le cas de la typographie Dyslexie , créée par le néerlandais Christian Boer pour faciliter la lecture aux personnes atteintes de cette déficience. Cette typographie utilise des solutions de lisibilité pour la plupart déjà connues, comme la différenciation des formes des lettres, l’agrandissement des ascendantes et descendantes, l’ouverture des formes, mais en propose une accentuation extrême, proportionnelle aux difficultés accrues auxquelles font face les dyslexiques. La dyslexie impose également de nouvelles contraintes de lisibilité, en résulte des solutions propres à cette destination, telles que le bannissement des empattements, l’accentuation de la ligne de base en déplaçant le poids des lettres vers le bas, ou l’inclinaison de certaines lettres, des solutions restant plutôt rudimentaires, cette typographie n’ayant pas été développée par un typographe, mais qui ont fait leur preuves lors d’études menées par des orthophonistes. L’usage de cette typographie s’accompagne également le plus souvent d’une mise en page plus aérée, d’interlettrages et d’un interlignage plus important.

De la même manière, un certain nombre de maisons d’édition destinées aux personnes âgées et malvoyantes ont vu le jour, comme les Éditions Corps 16 ou Largevision, qui proposent, comme leur nom l’indique, des livres en grands corps, selon les principes mis en place par la norme Afnor, stipulant l’usage d’un corps égal ou supérieur à 16 points. On pourrait finalement, envisager de parler de postulats d’usages et de supports pour l’ensemble des caractères pensés en fonction d’un usage spécifique, que l’on parle des corps optiques des graveurs de poinçons, dont la logique a été poussée à l’extrême par les travaux d’Émile Javal puis de Thomas Huot-Marchand avec le Minuscule, ou des typographies de signalisation, voire même de celles destinées à la reconnaissance informatique telles que l’OCR-A, toutes ces réponses à des contraintes qui ont participé à forger la diversité typographique actuelle. Mais à l’échelle typographique, le constat est finalement similaire à ce qui a été évoqué pour l’échelle globale de la mise en livre. L’une des conditions de la bonne lisibilité d’un texte étant sa capacité à s’effacer aux yeux du lecteur, les critères de lisibilité établis par la tradition historique avant d’être validés par la recherche scientifique, ont majoritairement pris le pas sur l’interrogation des besoins du lectorat, servant une nécessaire continuité formelle .

« Tout au long de ma vie professionnelle, je fus conduit à comprendre que la beauté, la lisibilité et, dans une certaine mesure, la banalité sont des notions très proches : la bonne lettre est celle qui s’efface devant le lecteur pour devenir pur véhicule entre l’esprit et l’écrit, et sert simplement la compréhension de la chose lue. » Frutiger Adrian, Adrian Frutiger. Son œuvre typographique et ses écrits, Éd. Maison du livre, de l’image et du son, 1994.

L’exemple des éditions Point 2

Il a précédemment été question de curiosités éditoriales et littéraires, pour définir les récents formats de livres pensés selon des contraintes d’usage et de public, en opposition avec les formats s’inscrivant dans une continuité de tradition. Il semble donc intéressant de traiter du cas de la collection Point 2, qui tente de composer avec ces deux contraintes. Conçu dans une exacerbation de la logique initiale du livre de poche, ce nouveau format revendiqué comme ultra-poche par la maison d’édition, mesure huit centimètres sur douze et ne pèse que 125 grammes en moyenne. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les Éditions Points ont été chercher ce concept initialement nomé dwarsligger chez la maison d’édition hollandaise religieuse Royal Jongbloed dont le but était de créer une bible qui puisse être à la fois compacte et facilement lisible, ce format sonnant ainsi comme le produit d’une survivance tardive des nombreuses initiatives religieuses ayant marqué l’histoire du livre. Pensée pour une pratique plus nomade de la lecture, avec les contraintes correspondantes, il est donc le résultat d’un postulat d’usage assez précis de la part de l’éditeur. Techniquement, les choix effectués découlent de deux principaux facteurs : tout d’abord une économie d’espace, et ensuite une volonté de retrouver un confort de lecture dans cet espace réduit. L’éditeur a donc choisi d’utiliser une reliure cousue pour rendre l’objet plus résistant au transport, du papier-bible pour en réduire l’épaisseur, mais la plus marquante des solutions techniques réside dans la rotation du sens de lecture. En effet, pour un gain d’espace et un meilleur confort, le sens de lecture est renversé, les lignes sont parallèles à la reliure, et les pages se tournent de bas en haut . Ce postulat implique un retournement de toutes les habitudes du lecteur en ce qui concerne la manipulation, puisque si une seule main suffit pour manier l’objet, les lecteurs doivent cependant s’habituer à un répertoire de gestes nouveaux pour l’appréhender .

Ce choix permet au texte, tout en occupant un volume deux fois moins important en position fermée, d’être ré-inséré dans une forme rectangulaire verticale de taille convenable, caractéristique du codex et déjà présente dans la tablette et le rouleau, proposant un rapport idéal entre nombre et longueurs de lignes. Ouvert, l’ouvrage est en effet assez proche dans ses dimensions de ce qui se fait habituellement du côté de l’édition poche (12 × 16 contre 12 × 18), et présente par la même occasion un rapport 3:4, ratio privilégié par l’Europe médiévale, un choix qui n’est probablement pas anodin si l’on garde à l’esprit les raisons premières de l’apparition de ce format ultra-poche. Cette rotation met également en valeur la dissociation de la définition de la page au fil du temps, entre l’entité textuelle et physique. Si on fait ici clairement face à une double-page au sens où une reliure vient scinder l’ouvrage en deux entités matérielles dans la droite lignée des premiers codex, elle est architecturée comme une page unique, à peine l’interlignage a-t-il été augmenté au niveau de la reliure. On se retrouve donc face à l’image textuelle d’une page assise entre deux pages matérielles, à mi-chemin entre la page de livre classique, fidèle à l’entièreté de la définition, et son pendant numérique totalement émancipé de l’aspect matériel. Cette schizophrénie de la simili-page se fait sentir lorsque celle-ci se retrouve confrontée à sa matérialité par la pagination, disposée de manière classique, et donc doublement présente. On constate également une réduction des marges à un blanc tournant d’environ 8mm, encadrant un bloc texte unique, étendu sur les deux pages donc. Le bloc texte en question est finalement extrêmement proche dans ses caractéristiques des canons de la lecture poche, présentant 38 lignes par simili-page (19 par page matérielle). Cependant, le nombre de signes par ligne, d’environ 55, est plus élevé que pour la plupart des ouvrages poche et se rapproche des recommandations de Paterson et Tinker, conformément à la volonté initiale de l’éditeur de proposer une lisibilité optimisée. Le choix de rupture affiché par l’éditeur est également présent typographiquement, avec l’utilisation d’une typographie linéale, le Frutiger 55 Roman en corps 9,5, interligné de 10,5 points, un choix vraisemblablement lié à des questions d’encombrement, mais présentant tout de même une bonne lisibilité.

En effet ce caractère d’Adrian Frutiger dérivé de sa typographie pour la signalétique de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle avant d’être adaptée vers une version texte et renommée de son nom, se situe dans la droite lignée de la recherche de lisibilité optimale entamée avec l’univers, et se base sur cette même quête d’une structure invariante des lettres . Ce choix typographique rend également la lecture accessible à un public plus étendu, les linéales étant, comme on l’a vu plus facilement lisibles pour les personnes présentant des déficiences comme la dyslexie . « L’expérience de la signalisation des aéroports de Paris et du métro parisien m’apprit que les lois de la lisibilité étaient toujours les mêmes, du plus petit au plus grand corps, le secret résidant dans la juste valeur des blancs dans les lettres et du blanc entre les lettres. » FRUTIGER Adrian, Adrian Frutiger. Son œuvre typographique et ses écrits*, Éd. Maison du livre, de l’image et du son, 1994.

Cette incursion d’un nouveau format dans le paysage éditorial présente plusieurs intérêts notables. Il est intéressant car témoignant de manière flagrante de la prise en compte de besoins précis, et de la volonté de proposer une pratique adaptée. Cette volonté d’ouvrir la lecture à de nouvelles possibilités se traduit par un relatif renouvellement du rapport entre le lecteur et le texte. L’éditeur conserve tout de même la volonté de ne pas trop bousculer les habitudes du lecteur, s’appuyant plus sur le perfectionnement d’un système existant tout en s’émancipant de certaines de ses contraintes. En cela, il se rapproche de l’édition numérique, dans la manière dont il émancipe la notion de page de la matérialité de son support, mais également dans l’image textuelle donnée à voir, qui s’apparente par ses dimensions et l’aspect monolithique de son bloc texte unique, à celle proposée par les liseuses, abordées dans la partie suivante.

Mais ce que l’on peut surtout retenir, c’est cet aspect de curiosité littéraire, à laquelle l’échec relatif de la collection la confine. Comme raison à cela, on peut avancer plusieurs arguments, tels que l’altération trop importante des habitudes de lecture, la perturbation des horizons d’attente des lecteurs, mais le coupable est bien plus certainement à chercher du côté de son prix, et de la présence sur le même terrain d’usages d’un concurrent de poids en la présence de la lecture numérique. Il semblerait que cette donnée ait été prise en compte par l’éditeur lors de la commercialisation, la communication ayant clairement établi un parallèle avec le numérique, bien que les éditeurs se défendent d’avoir voulu opposer ces deux types de lecture.

Un terrain d’entente

L’histoire récente du livre a vu l’avènement de deux tendances à directions semble-t-il opposées, la stabilisation d’un modèle dans l’inconscient collectif, et la diversification des pratiques et des lecteurs. Parce que l’usager est devenu (l’a-t-il déjà été ?) insaisissable là ou ses habitudes sont identifiables l’édition actuelle a donc majoritairement choisi de répondre par le choix de se concentrer dans sa mise en livre, sur une satisfaction des habitudes et de l’horizon d’attente inconscient de ses lecteurs plutôt que sur une réelle interrogation de leurs besoins. La lisibilité est polymorphe en cela qu’elle ne peut être saisie dans une forme précise, puisque reposant sur un nombre trop important de variables indépendantes du seul dessinateur de caractère pour être appréhendée avec justesse. À ce titre, il est compliqué de donner raison ou tort aux différentes réponses proposées, la structure interne invariante des lettres, mise en avant par Frutiger, est peut-être effectivement l’un des seuls invariants dont elle dépend, à l’exception des cas réellement extrêmes, comme la dyslexie ou les très petits corps optiques.

Réfléchir à un protocole de lecture spécifique, c’est également l’imposer à ses lecteurs. Le modèle en vigueur, auquel on tient par habitude culturelle, n’est pas forcément optimal en termes de potentiel, mais présente l’avantage d’être stable et appréhendable par une majorité, un terrain d’entente commun à la multitude de paradigmes de lecture dans lesquels évoluent les lecteurs.

Un nouveau contrat de lecture

Lecture numérique

L’avènement de la lecture numérique à l’orée du XXIe siècle aura marqué un tournant dans l’histoire de la lecture, amorçant l’apparition d’une myriade de nouvelles pratiques. Tout d’abord, l’informatique provoque un bouleversement considérable de la gestuelle, dans la manière d’appréhender l’écrit. En effet la diversification des supports de lecture ayant provoqué un foisonnement d’inventivité dans la recherche de moyens d’interaction avec ces écrits numériques, l’apparition de la souris, des écrans tactiles et autres stylets sont apparus comme autant de nouveaux protocoles à intégrer pour le lecteur, d’autant plus déroutants qu’ils font leur apparition à une époque où l’uniformisation du livre papier achève de stabiliser une gestuelle installée depuis déjà plusieurs siècles dans les habitudes des lecteurs. Mais au-delà de cette première modification dans l’appréhension physique du contenu textuel, les écrits numériques révolutionnent surtout la lecture par deux aspects principaux liées à leur interaction avec le lecteur.

Tout d’abord par la mise en place d’internet, qui a permis l’émergence de ce qu’on appelle les écrits de réseau. La structure rhizomique du web, combinée à la mobilité nouvelle des écrits ont en effet permis un épanouissement de contenus hypertextuels, modifiant radicalement le rapport à la lecture et à l’écriture même des contenus textuels. Cette lecture hypertextuelle, si elle se situe dans la continuité des pratiques d’annotations encyclopédiques et intertextuelles du travail de glose évoqués précédemment, s’en détache cependant par l’émancipation de la question du support, ce qui a progressivement permis l’apparition de contenus nouveaux, s’émancipant des structures littéraires classiques et proposant des entrées et parcours de lectures centrés sur un travail de lien, d’annotation, ou sur la mise en relation de différents contenus multimédia. Ces nouveaux contenus ont engendré de nouvelles pratiques, et aux lectures de documentation, de détente ou professionnelles évoquées précédemment s’ajoute donc une hyperlecture, qui balaie, sélectionne, interagit, fait appel à des liens, au son et à l’image.

Mais ce nouveau mode d’accès au texte bouleverse également le rapport entretenu avec le lecteur de par le nouveau contrat de lecture BELISLE Claire, Lire dans un monde numérique, Éd. Presses de l’enssib, 2011. imposé par l’écran. Car dans la catégorie des habitudes du lecteur remises en cause, au-delà des questions de manipulation et d’interaction avec le texte, il y a tout l’arsenal de connaissances inconscientes évoquées dans la partie précédente, tout ce qui relève de l’énonciation éditoriale et qui permet de déterminer le statut d’un texte imprimé et de s’y repérer à travers titres, chapitres, de page en page. Le modèle produit par la lente maturation des techniques et usages se retrouve quasiment remis à plat par sa transposition numérique et la diversité des moniteurs dans lesquels il s’incarne, tout le système de repérage est à reconstruire. Claire Belisle parle donc d’un nouveau contrat de lecture auquel le lecteur est soumis. C’est tout l’horizon d’attente des lecteurs qui s’en retrouve altéré, et donc dans le même temps une bonne partie du travail de postulat éditorial mis en lumière dans la partie précédente. Pour ne pas désorienter les lecteurs, les créateurs de contenus numériques s’en remettent donc bien souvent à une tentative de reproduction ornementale de ces éléments et codes nécessaires dans l’objet d’origine, ce que l’on nomme le skeuomorphisme.Le skeuomorphisme [en anglais skeuomorphism] ou skeuomorphe est un terme formé à partir du grec skeuos [l’équipement militaire, mais aussi le costume, l’ornement, la décoration] et définissant un élément de design dont la forme n’est pas directement liée à la fonction, mais qui reproduit de manière ornementale un élément qui était nécessaire dans l’objet d’origine. Plus précisément, il peut être défini comme « un élément de design ou une structure qui ne sert aucun but dans l’objet formé à partir du nouveau matériau, mais qui était essentiel dans l’objet fait à partir du matériau original ». Le but de ce procédé est double, il consiste d’une part à évoquer intuitivement un usage chez l’usager, comme par exemple avec la texture papier appliquée au calepin Notes sur Mac . Mais il permet également d’éviter une perturbation des habitudes de lecture en conservant l’image du texte dans l’infra-ordinaire par la reproduction des codes de l’édition papier.

Livre numérique

Ce bouleversement des codes, la difficulté d’adaptation à ce nouveau contrat de lecture n’est jamais tant visible que lorsque l’on fait face à la version numérique d’un livre. Le livre peine à trouver un équilibre au sein de cet environnement nouveau où certains contenus prospèrent pourtant, qu’ils soient natifs comme les blogs, ou dépendant d’un héritage imprimé comme les encyclopédies, magazines et autres annuaires. En effet, alors que ces derniers n’avaient jamais réellement pu s’épanouir pleinement dans leur structure imprimée, entravés par les contraintes matérielles, le livre dédié à la lecture linéaire, le roman, constituait le modèle d’écrit le mieux stabilisé sur papier, l’aboutissement d’un perfectionnement millénaire, c’est pourquoi il est également celui qui éprouve la plus grande difficulté à trouver ses marques sur les écrans des différents supports numériques.

C’est certainement ce pourquoi il est le plus en proie à ce que Brigitte Juanals appelle la « tentation de la métaphore »,JUANALS Brigitte, « Le livre et le numérique : la tentation de la métaphore », In : Communication & Langages, n°145, 2005. cette tendance des livres numériques à calquer de manière quasi homothétique la structure des livres papier, allant jusqu’à inclure des éléments tout à fait superflus, dans une parfaite démonstration du skeuomorphisme évoqué précédemment. En effet, nombreux sont les ouvrages à inclure un principe de double-page , une pagination, des coins cornés pour inciter au défilement, le mouvement de rotation des pages allant même jusqu’à être modélisé pour certaines interfaces. Si cette tendance à la métaphore a aiguillé la plupart des premières versions des livres numériques, Brigitte Juanals note cependant une émancipation progressive du modèle papier, dont l’influence s’estompe à mesure qu’il cesse d’apparaître comme un modèle indépassable. Il existe donc désormais dans les faits plusieurs types de livres numériques, dont trois modèles dominants relevés par Fabrice Marcoux : homothétique, enrichi (fonctionnalités de recherches ou d’annotation) et originairement numérique.Collectif, SINATRA Michael, VITALI-ROSATI Marcello [dir.], Pratiques de l’édition numérique, Éd. PUM, 2014.

Car finalement c’est la notion même de livre qui s’en trouve ébranlée. Ainsi, si le livre avait été jusqu’alors défini par Kant notamment, selon deux sens complémentaires, d’abord l’œuvre intellectuelle, ensuite l’objet, l’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’au public, sa transposition dans un contexte numérique vient radicalement remettre en cause ces notions. D’abord par l’abolition du livre opus mechanicum, en tant qu’objet figé et figeant la pensée de l’auteur. Car si « c’est à une pierre que notre imaginaire a voulu identifier le livre »,JOHANNOT Yvonne, Tourner la page. Livres, rites et symboles, Éd. Jérôme Millon, 1994, p. 164. force est de constater, que l’interface numérique nous place face à une certaine malléabilité de la textualité.

Si la manière dont le texte se présente au lecteur n’a jamais été réellement fixe, au gré des différentes rééditions ou traductions, celles-ci avaient la particularité d’exister conjointement et de pouvoir être, d’une certaine manière, archivées ou classifiées selon des critères matériels, là où le texte numérique présente la caractéristique et l’intérêt de n’exister qu’à travers une interface, et par là même de n’avoir aucune pérennité, à la fois dans son image textuelle en perpétuelle évolution selon ses supports mais également dans son contenu textuel même. En effet, dans le cas des textes en réseau, l’écrit reste accessible pour son auteur et susceptible d’être remanié, voire d’être retiré à tout moment (les fameux liens morts) n’étant finalement fixe que lors du cours laps de temps de son affichage sur écran.

Par là même, le rôle de l’auteur lui aussi s’en retrouve altéré. En l’absence de version matériellement fixe pour figer sa pensée, la notion de version définitive d’une œuvre apparaît brouillée. Si Marcel Proust avait bénéficié de la possibilité de revenir sur son texte y compris après sa publication, et ce sans avoir besoin d’effectuer un rappel massif des exemplaires en librairie pour correction, aurait-il seulement mis un point final à l’écriture d’À la recherche du temps perdu ? La possibilité pour l’auteur, de recevoir des retours alors même que l’écriture est en cours, a notamment permis l’apparition d’œuvres originellement numériques dites « en temps réel ». Par exemple, lors de l’écriture de son roman PCKWCK, l’auteur Joshua Cohen a laissé la possibilité aux internautes de commenter, partager, discuter de son travail en direct, prenant en compte les commentaires dans son processus d’écriture . En continuité de cette idée, il est intéressant de constater également que le livre numérique s’illustre comme le berceau inattendu d’une renaissance de la pratique de l’annotation. Dans la lignée du principe de commentaires d’articles, de forums et de réseaux sociaux propre aux médias numériques, les éditeurs numériques sont de plus en plus nombreux à proposer des fonctionnalités d’annotations dites « sociales », que l’on peut choisir de rendre visibles par toutes et tous et autorisant à l’échange . Ainsi telles des gloses modernes, ces annotations finissent par faire partie intégrante des livres qu’elles concernent, en cela qu’elles ne sont accessibles que par l’achat desdits ouvrages, et que s’il est possible de les masquer lors de la lecture, elles en restent virtuellement indissociables . Pour citer à nouveau Roger Chartier, « c’est ici par définition que l’entité stabilisée disparaît, au profit de cette mouvance du texte et disparaît aussi dans cette écriture à plusieurs mains, la figure même de l’auteur ».CHARTIER Roger Interview par OUZOUNIAN Eric, https://​laspi​rale​.org/​t​e​x​t​e​-​3​1​1​-​r​o​g​e​r​-​c​h​a​r​t​i​e​r​.html

Entre innovation et skeuomorphisme, entre rupture et continuité, le principal enjeu du livre numérique réside dans cette tension qui influe à la fois sur l’expérience du lecteur, sur le travail de l’auteur, et sur celui des éditeurs/​développeurs.

Le cas de la liseuse

La notion de livre numérique possède une certaine part d’ambiguïté intrinsèque au nouvel angle qu’elle apporte à la définition du livre ainsi qu’à ses caractéristiques techniques mêmes. En effet, s’il est souvent question de texte « dématérialisé », c’est un abus de langage, le texte étant incapable d’exister séparé de toute matérialité, la réalité physique étant plus celle d’un éclatement de l’objet livre en plusieurs entités interdépendantes. En effet, une des conséquences principales de la numérisation des écrits réside dans l’inscription de ceux-ci dans un fichier numérique, les rendant inaccessibles à qui ne possède les connaissances ou le matériel nécéssaire pour les interpréter, mais autorisant leur mise en réseau et leur modification. Ainsi, si le texte lui-même conserve une réalité matérielle, c’est la forme dans laquelle il se présente au lecteur, qui se fait mutante car elle résulte d’une tierce composante responsable de l’interpréter et de lui donner forme. Cette tierce composante que l’on peut qualifier d’interface peut prendre une grande diversité de formes, englobant finalement tout outil informatique intégrant un écran, de l’ordinateur au smartphone en passant par la désormais incontournable tablette électronique. Dans le cas d’une interface dédiée spécifiquement à l’affichage de livre numérique on parle de liseuse ou de livre électronique, terme qui, par métonymie, est également utilisé pour désigner le « livre numérique » qui est donc le livre en tant que fichier numérique, au format ePub dans le cas de la liseuse. Cette dernière possède un statut particulier puisqu’à la différence des nombreux autres supports électroniques, elle n’a été pensée qu’en vue de ce seul objectif, donner à lire les fichiers numériques au lecteur. « L’attrait symbolique est évident : une liseuse rematérialise l’objet-livre. Ce faisant, elle facilite la transition entre les anciens et nouveaux mondes, et favorise l’adoption par la profession de ce nouveau support. » DACOS Marin, L’édition électronique, Éd. La Découverte, 2010, p. 69.

Si cette initiative présente à première vue une forte tendance à la métaphore du livre imprimé, et peut apparaître comme une forme de skeuomorphisme, la réalité est plus complexe. Car en effet, si le livre peine à s’accommoder des contraintes propres aux supports électroniques classiques au sein desquels ses mutations originairement numériques s’épanouissent, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille abandonner l’idée de donner aux lecteurs de livres plus classiques la possibilité de bénéficier de certains des avantages de la lecture numérique. L’objet liseuse n’a donc qu’un seul dessein, servir au mieux le confort de lecture, là où les smartphones, tablettes et autres ordinateurs doivent composer avec des contraintes extérieures. Ainsi par exemple, le « papier électronique » dont il est question n’est pas ici une texture de papier reproduite par un écran LCD comme c’était le cas pour l’application Notes mais une technologie d’affichage différente. Contrairement aux écrans classiques dont le rétro-éclairage provoque une fatigue visuelle sur la durée, le papier électronique est purement réflectif et utilise la lumière ambiante de la même manière que le papier classique. Il présente un aspect et une qualité d’affichage similaire au papier tout en restant modifiable électroniquement. La liseuse ne se présente donc non pas comme un énième ersatz homothétique de livre imprimé sur écran, mais plutôt comme une tentative de synthèse des qualités et avantages techniques propres aux deux supports, dans la continuité de cette recherche d’équilibre entre rupture et continuité évoquée précédemment. La liseuse conserve donc notamment la mobilité des textes en réseaux, la variabilité de l’image textuelle ou la construction sociale de l’annotation, tout en s’affranchissant des notions de double-page ou de pagination.

On constate cependant que le modèle économique du livre électronique a occasionné une stabilisation précoce des caractéristiques de la liseuse et une certaine homogénéisation de la production . Ainsi, « les constructeurs reconnaissent que le taux de renouvellement des liseuses est faible. Il n’y a pas la même course à l’innovation que sur les téléphones mobiles, si bien que les consommateurs les gardent plusieurs années avant de les changer. […] Pour tous, la liseuse est surtout un moyen de vendre des livres numériques. C’est un peu la stratégie Nespresso : la vente des capsules rapporte davantage que la vente de la cafetière ».LOUBIÈRE Paul, « La liseuse n’a pas dit son dernier mot », https://​www​.chal​lenges​.fr/​h​i​g​h​-​t​e​c​h​/​l​a​-​l​i​s​e​u​s​e​-​n​-​a​-​p​a​s​-​d​i​t​-​s​o​n​-​d​e​r​n​i​e​r​-​m​o​t​_​4​70701

Il existe donc un parallèle évident à dresser avec la figure du livre de poche dans les caractéristiques de cette stabilisation, tant celui-ci a été la principale figure d’inspiration des premières liseuses. Dans le format, tout d’abord, car la liseuse se veut justement encore plus pratique dans sa mobilité, permettant d’embarquer toute une bibliothèque numérique avec soi. C’est donc sans surprise qu’elle adopte en moyenne des dimensions avoisinant les 11,1 × 18cm du livre de poche, pour une taille d’écran (et ainsi un format de page affiché) d’environ 6 », moins haute de quelques centimètres en raison des divers interrupteurs et boutons, mais possédant une largeur équivalente. Dans l’image du texte même, la parenté est claire, que ce soit pour le choix des typographies, qui si elles ont parfois à respecter quelques contraintes techniques supplémentaires, n’en restent pas moins très similaires, à la fois à celles des livres de poche, et entre elles, comme les récents Bookerly et Literata , deux caractères d’inspiration humane respectivement commandés par Amazon et Google pour leurs systèmes de livres numériques. Si la stabilisation précoce de ce modèle proche du livre de poche a permis à ses codes et protocoles de lecture d’être intégrés par une proportion significative de la population, il apparaît comme évident que la volonté de synthèse pèche par un manque de remise en question de certaines caractéristiques du livre papier, l’équilibre trouvé étant de fait, perfectible.

Variabilité de l’image textuelle et paradoxe de l’écran

Abstraction faite de ces contraintes économiques, on ne saurait que s’étonner en effet, de la timidité avec laquelle la variabilité de l’image textuelle, une des principales caractéristiques de l’affichage sur écran est mise à profit par le livre électronique. Celui-ci possède pourtant cet intérêt particulier résumé dans sa dénomination même de « liseuse », d’être en premier lieu une machine qui lit un fichier numérique, pour ensuite en fournir une interprétation visuelle au lecteur, autorisant donc à une liberté quasiment totale dans les modalités d’affichage. L’émancipation de l’image du texte des contraintes liées à sa pérennisation, par le biais de cette interface aurait donc logiquement dû conduire à une rupture, sinon brutale, du moins concrète, dans les modalités d’affichage du texte.

Car si selon certains, « La liseuse est un écran aveugle, qui arase tous les textes au même format, les arraisonnant en sa forme unique »,Collectif, ZALI Anne [dir.], « Le livre et ses usages : lectures, postures, rituels », In : La grande aventure du livre – L’histoire du livre, de la tablette d’argile à la tablette, Éd. Hatier, 2013, p. 35. du point de vue de celui qui veut donner à lire, graphiste ou éditeur, cette contrainte, réelle du format et de l’abolition de l’individualité livresque, n’est que la modique somme à payer pour accéder à l’horizon infini des promesses de l’écran. C’est ce qui fait sa force autant que sa faiblesse, de même que la matérialité rigide du livre imprimé lui donne son intérêt tout en le contraignant. L’écran n’est pas aveugle, il est protéiforme, il n’arraisonne dans un format fixe que pour permettre à une infinité d’instances numériques d’y cohabiter. En effet, à la manière de la bibliothèque de Babel Borges Jorge Luis, « La Bibliothèque de Babel », in Fictions, Éd. Gallimard, 1951. fabulée par Jorge Luis Borges, qui contient au sein de ses 101834097 livres, tous les ouvrages de 410 pages (chaque page formée de 40 lignes d’environ 80 caractères) déjà écrits ainsi que tous ceux à venir, (parmi un nombre immense de successions de caractères aléatoires), l’écran éteint contient virtuellement toutes les images d’un même texte inscriptibles en son sein. Ainsi il est légitime d’interroger la forme actuelle imposée au texte par les liseuses, qui, si elle est souvent tempérée par des options de personnalisation, n’en reste pas moins anachroniquement bridée.

Personnalisation et redéfinition du rapport à la lisibilité

Cette variabilité de l’image du texte ouvre la porte à un questionnement du rapport entretenu avec la lisibilité telle que nous l’avons définie jusqu’ici. Si cette tension entre besoins, physiologiques, tradition typographique, héritage technique et satisfaction des habitudes de lecture reste toujours aussi diversifiée et insaisissable pour les éditeurs, ceux-ci ne sont plus soumis à la contrainte de la matérialité de l’imprimé. Sur un support écran capable d’afficher une grande diversité de postulats éditoriaux, la solution du consensus mise en lumière dans la partie précédente perd donc grandement de sa pertinence. On peut donc encore aller plus loin dans le parallèle avec la bibliothèque de Babel de Borges en affirmant que si toutes les images du texte résident de manière informulée dans le potentiel de l’écran, alors celui-ci contient théoriquement le caractère optimal de lecture de chacun d’entre nous. Bien que volontairement exagérée et caricaturale, cette idée pousse tout de même au questionnement de la pratique de la personnalisation actuelle, et du devenir de la typographie sur écran.

Actuellement, si la personnalisation fait partie des pratiques inhérentes à la lecture sur liseuse, elle apparaît comme relativement limitée. Parmi les principales options soumises au lecteur, on trouve le réglage du corps typographique, de l’interlignage et des marges, auxquelles s’ajoute le choix d’un caractère , le plus souvent au sein d’une sélection préétablie, même si certaines marques permettent l’introduction de caractères de sources externes. La sélection typographique proposée par les différentes machines souffre d’une conception de l’image textuelle résolument calquée sur l’imprimé. L’intronisation très médiatique des nouveaux caractères Bookerly et Literata ne saurait être plus révélatrice de cette pensée, la communication d’Amazon et de Google les présentant tous les deux comme les nouveaux dépositaires d’un confort de lecture optimal alors même qu’ils sont avant tout des adaptations pour écran du consensus stabilisé de l’imprimé et poursuivent par conséquent un objectif de satisfaction du plus grand nombre.

S’ils n’en restent pas moins des caractères efficaces, prétendants logiques au statut de caractère par défaut, porte d’entrée idéale vers la lecture numérique, le problème réside dans l’impensé flagrant des alternatives proposées. Alors que la sélection proposée par l’éditeur est le plus souvent riche d’une demi-douzaine d’options, force est de constater qu’elles ne bénéficient pas toutes d’une réflexion aussi avancée que le caractère principal, puisqu’aucune d’elles n’a été spécifiquement dessinée ou réfléchie pour le support. Ainsi, l’alternative sans serif s’incarne le plus souvent par le biais d’Helvetica ou d’Arial, tandis qu’un certain nombre d’options ne semblent figurer dans la sélection que pour soutenir une volonté de diversité calquée sur celle des logiciels de traitement de texte. Au lieu de proposer un éventail de postulats typographiques, les éditeurs sembent se contenter donc de prolonger une logique issue de l’imprimé, l’étoffant artificiellement d’une diversité d’options sonnant comme autant de consignes implicites de s’en tenir au choix par défaut, le seul finalement issu d’un travail spécifique au support. Certaines personnes poussent donc plus loin l’implication en installant eux-mêmes de nouvelles typographies sur leurs liseuses, mais elles restent marginales et leurs choix s’avèrent souvent hasardeux en terme d’ergonomie réelle.

Si cette question de la personnalisation apparaît comme épineuse et semble rendre les éditeurs et concepteurs de liseuses particulièrement frileux, c’est peut-être parce qu’elle engage une certaine redéfinition des rôles. Le lecteur ne se fait pas éditeur et reste conditionné par des décisions prises en amont, mais il est tout de même plus impliqué dans sa lecture, à travers sa redécouverte de l’image du texte. Cette implication apparaît comme similaire à celle qui consiste à lui laisser le choix entre plusieurs éditions d’un même texte, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici d’un choix définitif et emprisonnant, mais d’une direction donnée à sa lecture, que la malléabilité du texte sur écran autorise à rectifier à tout moment. Cela ne rend que plus cruciale la concientisation des options qui lui sont proposées et possède par conséquent un impact significatif sur le travail de l’éditeur/designer, impliquant une réflexion plus poussée sur les attentes et besoins du lecteur.

Vers une variabilité typographique ?

La conception actuelle de la typographie est peut-être également une des causes de l’impasse dans laquelle se trouve la personnalisation. La notion fixe de caractère, héritée de la matérialité typographique, limite la diversité des solutions à proposer , car placer le lecteur devant un trop grand nombre d’options ne fait qu’augmenter les risques de le désorienter ou de le perdre. Il est donc intéressant de se pencher sur les nouveaux formats en devenir, natifs de l’informatique et donc plus en phase avec les avantages liés à l’écran, celui recevant le plus d’attention médiatique étant bien évidemment l’OpenType Font Variations.
Ce format, initié par Google, Apple, Microsoft et Adobe se veut révolutionner la notion de caractère typographique, et par conséquent leur usage. Actuellement, les différentes polices de caractères d’une même famille – grands, petits, légers, condensés, étendus, gras ou autres – sont toutes dans des fichiers séparés. Dans ce nouveau format, il est possible, à partir d’une forme de base, de faire varier la graisse ou l’inclinaison grâce à des nœuds évoluant en position relative sur des axes de données . Avec l’OpenType Font Variations, une famille entière de polices de caractères au nombre infini de variantes pourrait être renfermée dans un seul fichier unique. Ces caractères varient selon un système de curseurs, qui conjugue les actions d’axes déterminés pour permettre de donner des orientations thématiques aux variations. Dans leur conférence TYPO International Design Talks, 8 avr. 2017. au TYPO Labs 2017, Akiem Helmling & Bas Jacobs avaient d’ailleurs émis une réflexion intéressantee sur les opportunités offertes par un tel format, expliquant que s’il est désormais possible de contenir toute une librairie typographique au sein d’une seule typographie variable, alors celle-ci contient également toutes les typographies qui viendront à être dessinées, virtuellement présentes perdues au sein de l’infinité d’instances informulées. Ainsi dans le domaine de la personnalisation il serait possible de proposer au lecteur non plus un choix entre une demi-douzaine d’options aux valeurs inégales, mais une sélection de postulats et l’infinité d’instances intermédiaires occasionnées, accessibles par la manipulation d’un nombre restreint de curseurs . Un nombre d’options infiniment plus important donc, accessibles d’une manière beaucoup plus intuitive.

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