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Daphné Clavel — Révélations

Les premiers mots du cinéma

Le film commence. La salle est obscure, le public a arrêté net toute conversation au signal lumineux, compris par tous. L’extinction de la lumière dans la salle signifie que le film va commencer, que le spectateur va être plongé ailleurs, dans une autre histoire. Dans l’obscurité, on s’oublie, on oublie qui est assis à côté de soi. On distingue mal les visages de chacun, leur physionomie ; ils sont tous envahis par la même noirceur homogène. 

Seul l’écran devient la lumière de la salle et capte toutes les attentions. Les tournesols tournent leurs pétales vers le soleil. Nous devenons un peu tournesol dans un cinéma. Tout le monde se tait et regarde attentivement vers l’écran…

La révélation peut commencer. Révéler, ôter un filtre, rendre visible ce qui était caché. Cela renvoie aussi au support d’origine du cinéma, la pellicule. Les pellicules cinématographiques et photographiques se révèlent au moyen de bains. Au cinéma, la projection du film sur un écran, la lumière ajoute une étape supplémentaire de révélation. L’écran est un support de révélation. Mais que peut révéler le cinéma ?

Introduire, commencer, entreprendre, amorcer, débuter, démarrer, entamer. Autant de mots pour décrire ces premiers instants en compagnie d’une œuvre. 

Premiers mots pour la rencontre avec un livre. Premiers sons pour une musique. 

Et pour un film ? Par quoi commence un film ? La fin, elle, était explicitement indiquée par un carton jusque dans les années 50. Pas de doute pour le spectateur.

Pour le début du film, la radicalité est plus difficile puisque pas de carton « The Beginning » ni « Début ». 

Quels éléments accompagnent ces premiers instants, ces premiers frémissements face à un représentant du 7e art ? Sont-ce des mots, des images, des sons, un pêle-mêle de ces éléments qui nous accompagnent ? 

Au commencement, n’était pas le verbe, seulement l’image.

Le train est arrivé en Gare de La Ciotat sans annoncer sur l’écran son arrivée. Le nom des films étaient avant l’apparition du générique soit annoncés à haute voix, soit mentionnés sur une affiche. 

L’écrit (titre du film et nom du producteur) s’est inséré plus tard, au début du siècle, en raison du piratage des films. 

Suite à de nombreux vols et copies, les maisons de productions décident de riposter et de marquer le film de leur sceau pour affirmer leur propriété. D’abord réduit aux logos des maisons de production et au titre du film, le générique s’est étoffé au fur et à mesure des revendications. Les noms des acteurs et réalisateurs s’ajoutent dans les années 1910, tandis que ceux des scénaristes arrivent vingt ans plus tard à la suite de manifestations. L’apparition de son nom au générique est devenue une forme de reconnaissance.

Le nombre de mentions augmente de plus en plus jusqu’à aboutir à une liste très longue. Une liste plus longue engendre une séquence plus longue, d’où une migration du générique vers la fin du film pour ne pas qu’il empiète démesurément sur les premières minutes du film et qu’il ennuie le spectateur.

Que subsiste-t-il du générique d’ouverture actuellement ? Quelle évolution a-t-il subi ?

L’apparition du premier générique date de 1903 pour le film The Great Train Robbery considéré comme l’un des premiers westerns. Ce générique se réduit à un carton, composé du titre au centre ainsi que de quatre éléments, allant par paire, à chaque coin. Aux coins opposés en haut à gauche et en bas à droite se trouve le copyright suivi de l’année d’apposition de ce copyright puis dans les coins restants, vient le logo de la maison de production. Avec ces mentions croisées, se construit un chiasme.

Ces quatre données montrent bien la cause juridique d’apparition du générique, ils marquent la propriété.

Néanmoins, ces logos auraient pu être disséminés discrètement sur la pellicule sans en faire un carton particulier. De plus, la typographie aurait pu être plus sobre, plus simple, à l’image d’un cartel pour une œuvre d’art.

Il y a, malgré ce but légal, une volonté créative de présenter le film et d’évoquer la figure du train, présent certes dans l’histoire mais aussi dans le titre. Les mots ne suivent pas de lignes horizontales mais des courbes ce qui permet un effet de mouvement, effet renforcé par des approches assez variées entre les lettres. Elles paraissent animées, comme mues par le passage du train. 

La forme typographique vient redoubler le sens du mot. Le terme train est donné à voir par des idées qui lui sont associées comme le dynamisme et non directement par des lettres faisant apparaître une forme de train. Cette mise en avant typographique dès le premier générique appuie la dimension imagée de l’écrit, pourtant si souvent défini comme une adaptation pérenne du langage oral et donc comme héritier de ce dernier.Anne-Marie CHRISTIN, L’image écrite ou la déraison graphique.

Cette typographie peinte à la main vient être complétée par des ornements floraux, qui eux paraissent de simples décorations, éléments de remplissage sans véritable lien avec le thème. 

Ces ornements et ces jeux typographiques viennent sans doute de la tradition de l’affiche qui était l’un des premiers moyens d’annoncer le film, avant l’apparition du générique. 

Noms d’acteurs, de réalisateurs, sociétés de productions, dédicaces, mentions légales… C’est à tous ces mots que je m’intéresse. Tous ces termes qui accompagnent nos premiers instants en compagnie du film, ces mots qui nous font basculer vers la fiction. 

Quelles apparences prennent-ils, quels sont leurs rôles ? Quel impact ont-ils sur notre vision du film, des films, du réalisateur ? Sont-ils présents pour annoncer, pour surprendre, pour évoquer, pour raconter ?

Tour à tour western, dégoulinante de sang ou d’une élégante sobriété, la typographie au cinéma revêt tous ses costumes et nous indique un aspect du film. Qu’ils soient illustratifs, descriptifs, annonciateurs, évocateurs, quels rapports y a-t-il entre le film et le choix typographique ? 

Révéler des images sur un écran, révéler le titre du film, son univers, l’équipe qui lui a donné naissance. Que la typographie nous révèle-t-elle du film qui suit ?

Dans cette relation entre typographie et générique, le lien peut s’établir à double sens. Ainsi, quelle influence le médium du cinéma a-t-il eu sur la typographie ? Qu’a-t-il pu révéler de l’impact typographique ainsi que du rôle de l’écrit ?

Commencer un film de fiction certes, mais surtout commencer ce mémoire. 

Pas de générique pour la circonstance, seulement l’occasion pour moi de vous souhaiter une bonne séance.

La connotation du choix typographique

« If movies had creepy fonts ». Tel est le titre d’une vidéo dystopique trouvée sur Youtube. En quoi consiste cette « dystotypographie » ? Changer la typographie originale des génériques de certains films, comme Star Wars ; Casino Royale ; The Dark Knight Rises ; Le Bon, la Brute et le Truand ; 2001, L’Odyssée de l’Espace ; Drive. Autant de films variés, appartenant à des époques différentes, crées par des réalisateurs hétérogènes. Ces films ont en commun d’être connus par un grand nombre, d’appartenir à un imaginaire collectif cinématographique. L’auteur de la vidéo compte sur la connaissance des spectateurs des typographies originelles et utilise des typographies assez caricaturales pour que la supercherie soit comprise par le plus grand nombre. Ces typographies ne sont autres que Comic Sans MS, Candy Cane, Joker, qualifiées d’« ugly » ou « very ugly » dans la barre d’informations de la vidéo. 

De quoi cette vidéo est-elle la démonstration et le révélateur ? Est-ce une simple blague faite par un néophyte ? Est-ce l’œuvre d’un graphiste ou d’un typographe pour sensibiliser les cinéastes à la catastrophe à laquelle ils aboutiraient s’ils prenaient la question typographique à la légère ou comme une question secondaire ? Qu’induit le choix typographique sur l’inconscient du spectateur ? Par un simple détournement, par une blague potache, par une caricature, l’auteur de la vidéo va au-delà et met en évidence la connotation qu’entraîne le choix d’un caractère pour son générique. Le spectateur va s’y projeter, va chercher des informations sur le film qu’il va voir. Si la typographie ne paraît pas sérieuse, paraît amateure, le film peut en pâtir. Il peut perdre sa crédibilité. Parfois. 

Un contre-exemple représentatif vient clore la vidéo, où est bien stipulé que cet exemple-là n’est pas un détournement mais bien une réalité. Le cas Avatar. Blockbuster réalisé par James Cameron qui a marqué l’histoire du cinéma par son utilisation de la 3D… et qui a marqué de nombreux spectateurs par son choix typographique. Papyrus. Ce choix typographique a été incompris et a suscité quelques interrogations de la part du grand public. 

Cette question a récemment été évoquée dans la populaire émission américaine Saturday Night Live lors du lancement de sa 43e saison, le 30 septembre 2017. Ce n’est autre que l’acteur Ryan Gosling qui tient le rôle d’un de ces spectateurs perplexes et endosse le rôle d’un justicier typographique dont la principale raison de vivre est son combat contre Papyrus. Dans cette courte vidéo, Ryan Gosling cherche une explication, les raisons à ce choix, les raisons qui ont poussé le graphiste en charge de ce film à prendre cette décision. Était-ce par fainéantise ? Par cruauté ?

Ce sketch a reçu un très bon accueil et a eu un fort retentissement, sûrement dû au fait que le lancement d’une nouvelle saison d’une émission a un statut particulier, marquant le retour de l’émission après quelques mois d’attente mais aussi parce que les spectateurs ont été réceptifs à cette thématique. Sa diffusion a suscité de nombreux articles et réactions dès le lendemain de sa diffusion. Ce n’est plus une question de spécialistes mais une question abordée par un plus large public de manière humoristique. La question typographique se popularise. 

Par l’accès de plus en plus facilité à un nombre de films mirobolant, l’accès à des logiciels de PAO, la diffusion gratuite de typographies par le biais de plates-formes telles que Dafont, le spectateur non spécialiste des questions graphiques et typographiques sait comment se produit un générique ou une affiche, a les outils pour le faire et a acquis un œil, s’est éduqué visuellement. Il exprime son avis et se moque lorsque les choix, les décisions sont considérées comme hâtives.

Des premiers pas conditionnés

Un plaisir typographique

Les typographies de labeur sont principalement utilisées pour les textes longs, pour un confort de lecture.

S’y opposent les typographies de titrage, privilégiées elles, pour quelques mots, pour les termes à mettre en exergue. À certaines exceptions près, la typographie de labeur s’utilise en petit corps et inversement pour les typographies de titrage. 

Cette distinction entre labeur et titrage s’établit par une différence de corps. Elle est principalement connue et utilisée par les professionnels dans le milieu typographique.

Le terme titrage est transparent, renvoie bien à sa fonction principale, à son utilisation préconisée. 

Mais labeur ? Ce terme évoque une bien autre réalité que la typographie pour un large public. 

Chez nos voisins anglais, les deux termes renvoient à leur fonction. Se distinguent les body types, à utiliser pour le corps du texte et les display type, désignant les caractères de titrage et empruntant le verbe to display soit exposer, exhiber, afficher. Les termes sont explicites. 

Labeur. Du latin labor, oris ;

Peine qu’on se donne pour faire quelque chose ; fatigue, labeur, travail ; résultat de la peine ; situation pénible, malheur ; chagrin, peine.Définition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 04÷12÷17.

Ce terme peut revêtir une connotation négative si on se réfère au sens commun du terme labeur. Dans le domaine typographique, le compositeur était payé au nombre de lignes qu’il avait composé dans la journée. Le caractère de texte servait à mesurer la quantité de labeur fournie par l’ouvrier. C’est surtout sur cette notion de travail que je souhaite m’appuyer.

Typographie de labeur, typographie de travail, typographie comme support, comme outil de travail. Typographie conçue pour que la lecture soit la plus aisée, la plus fluide possible. Cette typographie est lue, la plupart des lecteurs ne prêtent pas attention à sa forme. La forme typographique est dans ce cadre non perçue. 

La typographie dans un générique a un usage bien différent que dans un texte long. Le générique se lit, certes, mais surtout il se voit, il se regarde. Le générique, par le biais des images, de la musique et de la typographie, est un spectacle. Ce terme de spectacle vient du verbe latin specto, signifiant regarder, observer, contempler. La définition appuie aussi sur le regard (ce qui se présente au regard ; vue d’ensemble qui attire l’attention et/​ou éveille la réaction Définition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 13÷12÷17.. La typographie devient elle aussi spectacle à lire et à regarder.

Ce terme de labeur peut être réutilisé pour désigner le type de réception qu’engendre le caractère. Mais celui de titrage désignant une fonction typographique trouve ses limites. Le terme plus désuet de « vedette », synonyme de labeur, serait sans doute dans ce contexte à remettre sur le devant de la scène. 

Plaisir. Détente. Spectacle. Divertissement. Loisir. Amusement. Distraction. Pause. Repos. Récréation. 

Autant d’antonymes de labeur, de travail pour désigner la typographie utilisée dans le générique. 

Ces deux types de lecture sont prégnantes dans le générique de Gloria, film de John Cassavetes réalisé en 1980. Sur le carton d’annonce du titre du film, se superposent deux fois le prénom Gloria. Dans le fond, il fait partie de la toile dessinée par l’artiste Romaré Blarden, toile qui court sur tout le générique. Les lettres sont dessinées manuellement, de taille différentes, mélangeant capitales et bas-de-casse. Le terme est placé en haut de l’écran et n’est pas entièrement visible. Une légère partie haute est tronquée mais cela n’empêche pas la lecture du mot. Par-dessus, de nouveau Gloria, uniquement composé en bas-de-casse, dans un grand corps, dans une typographie blanche, couleur contrastant parfaitement avec le fond. 

Chacun de ces deux choix typographiques illustrent les deux types de réception : une lecture plus difficile mais plus artistique et expressive pour le « gloria » d’arrière-plan alors que le déchiffrage est aisé pour le premier plan. Ils témoignent aussi d’un statut sémiotique double : le terme gloria du fond correspond à un écrit d’artiste tandis que celui du premier plan est une mention du générique. 

Roland Barthes met en avant, en 1973, Le Plaisir du texte. De manière analogique, la typographie dans le générique pourrait mettre en avant le plaisir typographique, pourrait faire jouir le spectateur de la lettre, ouvrir ce domaine à un public plus large que les initiés et faire prendre conscience de l’importance du choix typographique. 

Dans cet ouvrage, Roland Barthes souligne le fait que le plaisir se trouve dans la faille, l’intermittence, ce dévoilement progressif, cette excitation, cette « mise en scène d’une apparition-disparition »Citation p.19.. Le plaisir provient du mystère, de la surprise, de ne pas savoir ce qu’il y a après, ni quand cela va apparaître. De plus, le générique ne sera jamais totalement explicite vis-à-vis du film. Ainsi, le plaisir se trouve aussi dans le peu de révélations que nous apporte le générique.

Cette « apparition-disparition » renvoie à la fugacité, à l’éphémère caractéristiques de la typographie dans les génériques de films, où elle est à l’écran pendant un temps donné. Au même titre que le cinéma est un enchaînement d’images, il enchaîne aussi les mots.
À chaque fois que le mot disparaît à l’écran, le spectateur ne sait pas où le prochain va se trouver, ni dans quelle typographie, ni dans quel corps ou quelle couleur. Ses habitudes sont ébranlées, sa curiosité est en éveil. Sans doute la jouissance typographique se trouve-t-elle dans cet inconnu, dans ces surprises… 

Le plaisir se trouve dans la faille, dans la surprise. Un étonnement advient lorsqu’un pas de côté est fait par rapport à une toile de fond composée de normes, de standards. Ainsi comment pourrait être défini un générique type, un générique standard ? Quels éléments reviennent le plus souvent ? Quel pourrait être un
générique générique ?

Grâce à tous les films que nous voyons passer sous nos yeux et tous les génériques auxquels nous sommes confrontés, des habitudes se dessinent, des attentes aussi. Le fond noir apparaît comme un motif récurrent. Il représente un écran vierge, un écran qui se fond dans le décor et se fait oublier. Plus de limites à ce dernier puisque la salle est plongée dans l’obscurité. Il correspond à la page blanche dans le domaine de l’imprimé. Sur ce fond noir, le texte apparaît en blanc. Blanc sur noir, contraste maximal. Le texte y centré, placé à la croisée des chemins des diagonales de l’écran.

Fond neutre, sans parasite, typographie lisible, texte centré. Le spectateur ne peut pas se perdre. Tel serait le degré zéro du générique. Une expérience courante de lecture.

À partir de cette norme, nous allons voir comment les réalisateurs, graphistes et typographes ont fait un pas de côté par rapport à cette dernière, en jouant notamment sur de nombreux paramètres typographiques.

De la distanciation à l’immersion

Nous allons sans doute rentrer dans le film mais nous sommes encore pour quelques instants rattachés au réel. Par quels éléments ce réel subsiste dans le film ? Par le contenu même du générique. Qu’est-ce que ce texte qui apparaît ? Ce sont les noms des acteurs, rappelant que ceux des personnages qu’ils adoptent dans le film ne sont pas leurs vrais patronymes. C’est la liste de certains membres de l’équipe technique qui ont rendu possible cette mascarade, cette illusion, qui ont permis de le rendre réaliste, qui permettent ensuite ce plongeon, cette identification. Ils rappellent que ces films de fiction ne sont pas vrais mais seulement vraisemblables. Ainsi, est-ce que le générique n’est pas une manière de nous éloigner du plongeon, de l’immersion dans le film ? 

Selon Kyle Cooper, créateur de nombreux génériques dont celui de Se7en de David Fincher, il est judicieux d’avoir un générique qui annonce seulement les noms, et de laisser le spectateur entrer dans l’histoire, sans être distrait par autre choseInterview disponible sur www​.welovey​our​names​.com. Cette phrase se rapporte aux films qui ont déjà un début haletant avec de nombreuses scènes d’action. Le générique serait alors de trop, un parasite. L’écrit serait une distraction. Distraction, venant de distractio, –onis, montre le déchirement, la séparation. Ce déchirement s’opérerait par rapport à l’illusion du cinéma. Dans ses Écrits sur le théâtre, Berthold Brecht montre que dès que l’effet de distanciation apparaît, le charme est rompu. Rompre, déchirer, ces deux verbes peuvent être associés au générique par son contenu, venant en opposition à l’illusion qu’installe un film de fiction. 

Au-delà du contenu, la place du générique dans le film, le moment où cette séquence s’insère renforce cette distanciation. 

Pour l’évocation de cette distanciation, arrêtons-nous quelques instants sur une anecdote personnelle. 

Lorsque j’ai inséré le DVD de Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap, sorti en 2012, dans le lecteur, je ne connaissais rien de ce film, de son synopsis. Le choix de ce DVD s’était opéré grâce à l’originalité formelle du titre sur la jaquette. Le titre était légèrement penché, écrit dans une typographie rappelant les westerns, avec les légers ornements présents au milieu de chaque lettre, y étaient mélangés l’anglais et l’hindi, le terme en hindi était d’une couleur différente puis traduit sur la ligne suivante. Ma curiosité était piquée au vif. À quoi pouvait bien ressembler le générique d’un film dont le titre était bilingue ? 

C’est donc trépignant d’impatience que je débutais le visionnage du film. Mais ma patience a été mise à rude épreuve. 

Le film est lancé. Il débute par un hommage à Sohil Shah, premier assistant d’Anurag Kashyap sur le tournage, décédé dans un accident sur le tournage d’un autre film. L’hommage est sobre : un portrait noir et blanc de petite taille centré, et le texte en-dessous de la photographie, lui-même centré. Suit le logo de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, dans laquelle le film a été sélectionné. Puis débute la valse des logos animés des sociétés de production. Il y en a pas moins de six. Tous ont une esthétique très différente, regorgent de couleurs criardes, de rayons lumineux qui traversent l’écran, de lettres en relief ou en forme d’origami. C’est la parade des sociétés de production ayant financé le film avant le spectacle du film en lui-même. Ces six logos animés durent 103 secondes. À chaque fois qu’une de ces animations est achevée, j’ai l’impression que le film va réellement commencer. Je suis habituée à un nombre moins important de logos animés ou à des séquences plus courtes. 

Remerciements et dédicace du réalisateur viennent clore cette introduction. 

La première image du film représente une femme indienne vêtue d’un sari. Elle est cadrée en plan poitrine. Son visage est centré dans l’écran. Elle nous fait signe de la suivre. La texture de l’image est particulière, elle est pixelisée, l’image est floue. Le cadrage s’agrandit, il s’agit d’une séquence diffusée sur une télévision. Cette séquence est un générique. On peut y lire les mentions « Screenplay », « dialogues » suivies du nom des gens responsables de ces fonctions inscrits en bas à gauche de l’écran. Le film commence bien par un générique mais pas par le sien. Cette séquence d’ouverture joviale et entraînante avec une femme qui nous présente sa famille et nous demande constamment de la suivre est interrompue par une balle dans l’écran. Elle met fin à ce générique incrusté. 

L’action du film Gangs of Wasseypur débute véritablement avec cette balle dans la télévision. Cette balle symbolique peut entraîner de multiples interprétations : un renvoi au contexte de guerre, un assassinat de la télévision ou peut-être même du générique. Je jette un œil à la barre de défilement du film. Cela fait déjà plus de 2 minutes que j’ai appuyé sur le bouton Play.Mais quelque chose me chiffonne : je n’ai toujours pas de générique d’ouverture.

Pendant les minutes suivantes, je pense à ces longs métrages qui n’ont pas de générique d’ouverture, comme Twixt de Francis Ford Coppola par exemple. Aucune mention du titre, du réalisateur, des acteurs, ni de toute autre information. Le spectateur devra attendre le générique de fin. Il est projeté directement dans l’action du film, in medias res. Peut-être que Gangs of Wasseypur est de cette espèce ? Y a-t-il aussi des génériques d’ouverture dans les films indiens ou ont-ils fait le choix de les supprimer ? 

Toutes ces interrogations trouve une réponse à 8:25. « Tipping Point Films presents ». Il est là… Le générique commence… 

L’attente que j’ai pu avoir pour ce générique est sans doute due au contexte de recherche dans lequel je suis. La situation ne serait pas vécue de manière similaire par tous les spectateurs. Le générique peut aussi être vécu comme un parasite, comme une séquence qui vient couper l’action du film, lorsqu’il intervient en plein moment haletant et vient véritablement comme une rupture. Le spectateur n’a pas forcément l’impression de rater le début d’un film lorsqu’il arrive en plein milieu, voire après cette séquence. Il peut le manquer, s’en passer. Mais avec la pénétration du générique dans le film – il peut parfois se trouver à plus de dix minutes – le générique ne reste plus en périphérie du film. 

Malgré le contenu, le générique peut être considéré comme les premiers pas dans le film et nous fait plonger graphiquement et typographiquement dans l’univers visuel de celui-ci. Le générique donne des indices sur le film qui va suivre. De nombreux réalisateurs évoquent le fait que cette séquence initiale est une première immersion, un premier plongeon dans l’histoire. Dans un entretien, le réalisateur Cédric Klapisch déclare : c’est avant tout une façon de prendre en otage l’attention du spectateur pour le préparer à mieux « vivre » esthétiquement et narrativement le début du filmInterview disponible sur www​.welovey​our​names​.com. Il rapproche le générique d’une immersion. Immerger. Se plonger dans une ambiance, une occupation, jusqu’à s’y oublier entièrementDéfinition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 17÷12÷17..

Cela souligne la captation totale du spectateur dans le film dans le film, l’entière identification, l’adhésion à ce qu’on voit. L’immersion est radicale, sans nuance. Le dispositif du cinéma renforce cet effet d’identification par l’installation du public dans le noir, par cette extinction des feux qui envahit la salle pour se dédier totalement au grand écran. Walter Benjamin, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, montre la nature avilissante du cinéma et le prouve en soulignant le fait qu’il a été utilisé de nombreuses fois par les régimes totalitaires, notamment pour véhiculer les idées revendiquées par le régime à travers les films de propagande et faire adhérer un large public. 

Le générique prend sa place sur un curseur entre immersion et distanciation. Il est cet objet hybride qui mêle deux opposés et cet équilibre est dosé différemment selon les réalisateurs. Il révèle aussi bien la fiction que l’aspect fictionnel, faux du film. Révélation de la duplicité du cinéma, de ce faux qui prétend être vrai, de cette illusion auquel nous croyons sans être dupes. Comme le souligne Jacques AumontJacques AUMONT, Limites de la fiction, 2014., ce qu’on appelle fiction suppose et suscite, une attitude mentale paradoxale, qui fait qu’on croit en ne croyant pas. Le générique est une matérialisation de ce pacte entre les créateurs du film et les récepteurs. 

Nous avons un premier pas dans le film sans être rentré dans l’enchaînement des scènes.Une première vision, y jeter un coup d’œil sans tout voir, montrer quelques éléments pour donner envie. Le générique est une forme de vitrine, une surface, une interface entre la rue et l’intérieur du magasin, ici l’intérieur du film. 

Avec cette vitrine, nous reculons d’un pas, nous sommes à un carrefour.

Dévoilement typographique / dévoilement du film

Générique. Genre. Les deux mots semblent liés. Est-ce le rôle du générique de nous mettre sur la piste du genre ? La typographie est-elle un indice qui nous mène vers cette information ?

Dès les premiers termes du film Grave de Julia Ducournau apparaissant à l’écran et mentionnant toutes les aides financières qui ont aidé le film à se faire, la couleur est annoncée : ce sera rouge. Non, pas un, mais des rouges. Les termes se déploient sur deux lignes. La première tire vers le carmin, la seconde se rapproche du rouge tomate. Sang réel, sang artificiel. C’est la première image qui me vient à l’esprit face à l’association de ces deux nuances. Tout le texte est en lettres capitales, renforçant son côté sévère, froid. Le texte est centré sur l’écran, le corps d’une taille convenable. Assez gros pour pouvoir se lire distinctement, assez petit pour ne pas devenir trop agressif…

Grand corps, corps gigantesque, lettres prenant tout l’écran. La frontière est franchie à l’apparition du titre. Ce G, ce R, ce A, ce V, ce E. Ce dégradé de rouge. La couleur n’est pas tranchée. Elle n’est pas pure, pas artificielle.
Ce dégradé permet un fondu, une transition en douceur avec le fond noir. Ce qui provoque un effet de texte inachevé, de limites floues entre ce fond et ces lettres.
Ce rouge très présent est conservé dans la bande-annonce. Le dégradé s’anime à l’apparition du titre. Le rouge se diffuse des lettres vers l’écran, après une bande-annonce sans dialogue, avec un rythme effréné, des remarques soulignant l’angoisse, se focalisant sur le sang dans le film. Les indices délivrés dans la bande-annonce, les images choisies, le contraste rouge-noir et surtout ce rouge omniprésent qui vient même teinter les logos de festivals ainsi que quelques citations de critiques élogieuses renvoient à l’univers du film d’horreur.

Pourquoi ce simple signal coloré me renvoie immédiatement au genre de l’horreur ? Qu’est-ce qui me mène à ce réflexe ? 

Ce signe agit comme un signal, comme un stimulus qui me fait penser à ce genre. 

Que ce soit dans la définition du signe (Objet, représentation matérielle d’un objet (figure, dessin, son, geste, couleur) ayant, par rapport naturel ou par convention, une certaine valeur, une certaine signification dans un groupe humain donné)Définition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 13÷12÷17. ou du signal (Signe conventionnel ou système de signes conventionnels destiné à informer ou à prévenir quelqu’un de quelque chose.)Définition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 13÷12÷17., le terme de convention est commun. 

La convention relève d’un accord autour d’une idée, autour d’une affirmation. Cette convention s’est établie par une répétition puisque le code couleur rouge/​noir est repris dans Massacre à la Tronçonneuse (1974), L’Exorciste (1973).

Il n’est pas forcément repris dans la typographie mais apparaît quelque part à l’écran, parfois en fond comme c’est le cas dans Massacre à la Tronçonneuse.

Un rapprochement peut aussi s’opérer par la typographie. Alien (1979) . Shining (1980) . Grave (2017) . Tous trois peuvent être décrits comme des thrillers flirtant avec le genre de l’horreur. Et tous trois ont recours à une linéale. 

Sobriété typographique d’un côté et évocation du sang de l’autre. Dévoiler sans trop révéler. Le genre de l’horreur, du thriller joue sur un environnement familier dans lequel intervient une perturbation. L’horreur se crée dans un environnement qui nous paraît familier. D’où l’utilisation d’une typographie qui nous semble familière, qui ne nous interpelle pas, tant elle est ancrée dans une habitude. La linéale est un genre typographique très répandu, utilisé dans des domaines très divers tels que les compagnies aériennes, des marques de vêtements…

Cette sensation de danger, de menace, passe aussi par un autre acteur que la typographie : la musique. Elle vient compléter, parfois contredire l’apparence de la typographie pour créer ce trouble nécessaire pour installer le thriller.

Dans le générique de Shining (1980), la séquence est un simple trajet en voiture dans les montagnes. La typographie, Helvetica, défile de haut en bas. Rien de très angoissant dans tout cela. Le trouble vient de la musique, de l’utilisation du funèbre Dies Irae issu de la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz, inspirée de prières latines, chantées lors des liturgies pour les défunts. Ce morceau joue sur les contrastes entre l’aigu et le grave. Au tout début du générique, un rythme grave se répète comme un écho. Puis, pendant l’évolution du générique, des sons aigus apparaissent. Ces sons ressemblent à des cris stridents, des voix venues d’outre-tombe donc évoquent un

phénomène paranormal. Cette musique fait froid dans le dos et installe une atmosphère frissonnante par rapport à une typographie très sobre.

Ce genre de l’horreur a aussi été l’objet de détournements. La caricature permet de déceler les caractéristiques principales du graphisme lié à l’horreur puisqu’elles sont accentuées dans un film satirique. La comédie musicale burlesque The Rocky Horror Picture Show (1975), où l’horreur est annoncée dès le nom du film, reprend le contraste rouge/​noir. Un rouge très vif qui contraste fortement avec le noir. Aucune nuance pour celui-ci. Il rappelle le rouge du faux sang utilisé dans le cinéma. La typographie saigne. Ces gouttes de sang prêtes à dégouliner sont très explicites, illustratives. La révélation est trop grossière, cela nous permet de comprendre que ce film est burlesque. 

La forme même de la lettre peut mettre sur la voie du genre. 

Typographies westerns. Le cinéma a envahi la nomination des typographies. Celles que l’on retrouvait à l’écran dans des films de ce genre sont devenues une nomination typographique. C’est par la répétition que s’opèrent des liens. Si plusieurs films du même genre adoptent le même code alors la corrélation se met en place. Si j’ai ce genre de typographie, alors cela signifie que le film est un western et inversement, si je vais voir ce genre de film, j’attends un type particulier de typographies. Les typographies western sont des typographies fantaisies, très ornées, représentatives de la seconde moitié du XIXe siècle. On retrouve des motifs récurrents tels que le recours à des graisses inversées, la présence d’excroissances pointues au centre du fût, les recours aux reliefs ou aux ombrées. Grâce à ces particularités, elles sont facilement reconnaissables. 

La typographie et le graphisme jouent un rôle symbolique pour mettre sur la voie du genre. Par le biais de la typographie, le film appartient à une catégorie en l’inscrivant en lien avec d’autres. Mais le générique peut aussi être une amorce pour le film, au singulier, et vers ses propres éléments, son propre thème, contexte, etc. 

Le générique peut aussi annoncer le thème général du film, évoquer graphiquement l’univers, le sujet principal. Dans le générique d’ouverture de Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock , Saul Bass dévoile de manière implicite, uniquement par le graphisme, la duplicité d’un des personnages principaux. Les rayures traversent l’écran et dévoilent peu à peu les noms. Cela montre qu’il y aurait plusieurs identités, un autre nom au-delà des apparences. Cela met sur la voie des troubles de la personnalité dont souffre Norman Bates. Cette évocation est très subtile, assez imagée pour que le spectateur ne se doute de rien à son premier visionnage mais que les clés de ce générique puissent apparaître aux visionnages suivants. 

Pour la création du générique d’OSS 117 : Le Caire nid d’espions (2006), Laurent Brett, créateur du générique, explique qu’il a visionné le film plusieurs fois pour trouver les thèmes et les symboles à transcrire en graphisme. [Il a] cherché à minimiser les formes géométriques pour représenter les comédiens ou les métiers : lignes, cercles, triangles et couleurs primaires. Le recours a des formes simples, le recours au graphisme ainsi qu’à des formes typographiques permet d’adopter un autre langage pour simplement évoquerAlexandre Tylski, Les plus beaux génériques de films.. Par cet implicite, le générique est une séquence qui s’éclaircit si on y prête attention et, si on connaît déjà le film, pour aller y piocher des indices.

Introduire un film par une scène d’exposition, présentant le contexte précis. Cela peut être expliqué par des cartons textuels ou des mentions écrites dans le film qui indiquent la date, le lieu, expliquent la situation, évoquent les événements qui se sont déroulés antérieurement à l’histoire que va raconter le film.

Comme l’indique Kyle Cooper, créateur de génériques : il y a beaucoup de choses à présenter dans les premières scènes du film, pour permettre au public de comprendre, et du coup c’est un peu trop lent : [les réalisateurs leur demandent de ] faire un générique excitant, pour attirer l’attention du spectateur et éviter qu’il subisse les 20 
premières minutes Interview disponible sur www​.welovey​our​names​.com.

Pour ne pas multiplier les scènes ou les cartons explicatifs, le générique est une solution.

Gangs of Wasseypur d’Anurag Washyap datant de 2012 se déroule dans le village indien de Wasseypur dans lequel deux familles s’adonnent à une rivalité pour des raisons économiques. Pour préciser tout ce contexte complexe, un récit est en voix-off du générique, générique composé de nombreux documents d’archives tels que des photographies et de courts extraits vidéos. Les mentions écrites viennent se superposer à tout cela dans ce générique court et dense. Textes, photographies et sons. Beaucoup de choses à assimiler en seulement 1 minute 10.

Le choix typographique aide aussi à contextualiser. Dans le cas de The Artist (2006) de Michel Hazanavicius, les spectateurs sont directement plongés dans les années 1930 grâce à une typographie « art déco », ses lettres à chasses très variées, ce S plat caractéristique. La mise en page du texte renvoie aussi aux films muets de ces années-là notamment par le biais de ces points répétés faisant le lien entre la fonction et le ou les noms correspondants. 

Les génériques sont parfois une scène d’exposition, présentant la situation, la localisation et donnant au spectateur les clés du contexte pour comprendre la suite.

Générique de début. Générique de fin. Quel lien s’établit entre ces deux bornes ? Comment le générique présente-t-il l’intrigue ? Comment met-il symboliquement sur la voie de la fin, sans trop en dire, sans trop spoilerSpoil : Divulgation prématurée d’un élément clé (d’une intrigue, d’un jeu, etc.) susceptible de gâcher une partie du plaisir. Définition consultée sur www​.cnrtl​.fr le 18÷12÷17. ? Que promet-il ?

Cette question peut être soulevée seulement pour les films ayant à la fois un générique de début et de fin. Or à la naissance du générique du cinéma, la liste des différents intervenants se trouve au début tandis que le film se clôt par le carton « The End ». Cette liste d’intervenants s’étoffe de plus en plus et migre vers la fin du film sous la forme la plus récurrente d’une liste défilant de bas en haut, typographie blanche sur fond noir. 

Grave et ses lettres géantes font leur réapparition à la fin. Même typographie, même placement dans l’écran, même musique. Seul le placement de la couleur change. Le dégradé de rouge n’est pas à l’intérieur des lettres mais l’englobe tandis que ces dernières ont revêtu leurs habits noirs. Les mentions suivantes sont soumises à ce même changement coloré. L’écran est envahi par le rouge, tâché de tout ce sang qui a coulé pendant le film. Effet de répétition certes entre le générique de début et le générique de fin. Effet de complémentarité surtout entre les deux. Cela donne l’impression que le film a été un parcours qui a renversé la tendance. Un retournement de situation, une modification qui entraîne les rapports colorés. Ce changement majeur est la découverte de sa nature cannibale par le personnage principal. Cette dualité de générique renvoie aussi aux paires du film, aux deux sœurs, aux deux visages, aux deux facettes du personnage principal.

Le générique fonctionne en deux volets, en un diptyque. Le rouge dégradé qui était enfermé dans les lettres se répand en dehors à la fin.

Révélation plus cruciale pour le générique. Dans Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, film de 1965, c’est l’issue du personnage principal qui est indiquée. Le nom du film disparaît mais subsistent deux puis un O bleu. Ces O bleus peuvent annoncer la fin du film où Jean-Paul Belmondo se peint le visage en bleu avant son suicide à la fin du film. La fin est juste évoquée, grâce à un clin d’œil.

Ce dialogue entre générique de début et générique de fin induit une réception différente entre la première lecture et la relecture aux visionnages suivants. Le rapport entre les deux bornes est alors mieux perçu par le spectateur.

Signer le film dès l’ouverture

La répétition comme rituel

Signature : inscription de son nom, sous une forme particulière et reconnue, ou d’une marque spécifique, apposée par une personne sur un écrit afin d’en attester l’exactitude, d’en approuver le contenu et d’en assumer la responsabilité.http://​www​.cnrtl​.fr/​d​e​f​i​n​i​t​i​o​n​/​s​i​g​n​ature, consulté le 03÷12÷17.
Signer son travail. En assumer le contenu. En prouver l’appartenance. Certains ont repris cet acte au sens propre. Comme Jean Cocteau dans la Belle et la Bête. Ambiance salle de classe pour ce générique à la craie blanche sur tableau noir . Le réalisateur en personne vient inscrire de sa main son nom ainsi que celui des acteurs principaux. Ce générique renvoie directement à la signature du peintre, qui à la fin appose sa marque comme preuve d’authenticité. Pourtant, rares sont les films qui débutent par cette présentation du réalisateur. Une typographie ne provenant pas d’un geste manuel peut-elle aussi authentifier un film ? Le choix typographique est-il devenu une nouvelle forme de signature ?

Même typographie. La Windsor d’Eleisha Pechey. Reconnaissable grâce à ses lettres rondes o,e,c à l’axe oblique, grâce au deuxième jambage en biais du n.

Même placement. Centré dans l’écran

Mêmes couleurs. Termes blancs sur fond noir.

Même ordre. Sociétés de production/​titre du film/​liste des acteurs principaux par ordre alphabétique, tous sur la même planche

Même corps pour tous les membres de la liste. 

Si tous ces éléments s’additionnent, s’ils s’alignent parfaitement, alors vous êtes face à un Woody Allen. Ce n’est plus « un film de Woody Allen », ni même le plus long « un film réalisé par Woody Allen », mais la version condensée un « Woody Allen ». Cette antonomase accentue l’idée qu’il y a des indices récurrents qui définissent les films de ce cinéaste.

Tous ces éléments sonnent comme un signal. Les spectateurs peuvent vérifier, s’assurer qu’ils sont bien face à un film de ce réalisateur grâce à un générique répétitif, basé sur une trame identique. 

Que se passerait-il si Woody Allen choisissait de changer de typographie ? Le spectateur serait-il perturbé ? Certains iraient-ils jusqu’à quitter la salle croyant s’être trompés de salle ?

Le caractère Windsor est maintenant accolé, lié au nom de Woody Allen, comme un duo de travail, une paire, l’un ne va pas sans l’autre.

Grâce à l’utilisation de cette typographie similaire, de cet ordre des termes identique, de cette même trame de générique, Woody Allen installe une cohérence entre ses œuvres, transformant des films indépendants les uns des autres en une œuvre, un ensemble homogène. Ce fil rouge, ou au moins un de ces fils rouges est le générique par lequel le réalisateur met sa patte, marque son territoire dès l’entrée de son film. 

Signature non pas de sa propre main mais à l’aide de la typographie Windsor qui identifie et authentifie le réalisateur. Ce dernier est à l’origine du choix typographique utilisé pour sa création.Ce choix a été soufflé par Ed Benguiat, créateur de caractère et ami de Woody Allen. Cette anecdote est racontée par Jonathan Glancey dans un article du Guardian. https://​www​.the​guardian​.com/​a​r​t​a​n​d​d​e​s​i​g​n​/​2​0​1​1​/​a​p​r​/​0​5​/​w​i​n​d​s​o​r​-​w​o​o​d​y​-​a​l​l​e​n​-type Cela renforce l’idée qu’il en est l’auteur principal. Et malgré cette équivalence de corps entre les différents intervenants de la liste, l’ordre d’apparition est indicatif de la place spéciale du réalisateur. C’est par lui que se clôt ces génériques. Dernière attache entre cette séquence introductive et l’entrée dans le film. 

Cette identité s’est accentuée au fur et à mesure des années. Woody Allen est un cas connu et fourni mais cela s’établit aussi sur un nombre plus restreint de films pour un jeune réalisateur. 

Dans ses deux films les plus récents, We need to talk about Kevin sorti en 2011 et A beautiful day (dont le titre original est You were never really here) sorti cette année, la réalisateur Lynne Ramsay adopte des choix similaires avec la conservation d’une seule typographie, sur une même apparition progressive du titre en fondu. Cette itération est pour l’instant trop peu étoffée pour devenir un motif récurrent de l’œuvre de cette cinéaste mais est assez frappante pour m’avoir marquée lors de mon visionnage du plus récent film. Générique certes court, réduit à son plus simple appareil soit le tiret, mais assez singulier pour faire le rapprochement entre les deux films. 

La signature permet d’authentifier, de marquer l’unicité. Marquer sa singularité, marquer la propriété. Ces génériques sonnent comme des cérémonies, des rituels composés de codes identiques et à répéter à chaque début de film selon la tradition mise en place.

Windsor-Woody Allen sont liés mais cette typographie est en vente sur des fonderies , avait une histoire avant sa liaison avec le réalisateur américain. Elle peut donc se retrouver sur d’autres supports, dans d’autres contextes. Qu’en est-il d’une typographie créée spécialement pour un réalisateur voire pour un film ? Cela ne renforcerait-il pas cette idée de signature, de signe propre à une personne, cette signature comme élément unique, liée seulement à son propriétaire.

La création typographique comme distinction

Distinguer : Par un effort d’attention, aboutir à découvrir ou à déterminer, sans confusion possible, dans des êtres ou des choses, ce qui les rend différents (d’êtres ou de choses de même niveau ou de même environnement).

Comment se différencier quand les connotations typographiques renvoient au genre, à l’époque, au contexte spatio-temporel, etc ? La création typographique peut-elle être un outil de distinction ?

Certains réalisateurs ont souhaité que les œuvres se distinguent, se différencient par rapport à leurs semblables par le biais d’une création typographique. De la même manière que le réalisateur crée son film, il l’accompagne d’une typographie crée pour son film. 

Wes Anderson a fait appel à Jessica Hische pour créer une typographie pour Moonrise Kingdom (2012) . La création de cette typographie s’est faite à partir de deux sources d’inspirations, une source typographique, le caractère Edwardian d’Ed Benguiat et une source cinématographique, le générique de La Femme infidèle de Claude Chabrol. Wes Anderson avait une idée assez précise de ce qu’il souhaitait. La création typographique était préférable puisqu’il souhaitait un caractère moins formel et qui restait lisible sur des petits écrans. Le réalisateur se place comme directeur artistique, avec une demande assez précise pour son caractère. Ce caractère est teinté de sa vision. En souhaitant une création, Wes Anderson souligne que le spectateur assiste à une expérience totalement inédite. Même la typographie n’a jamais été vue. Cela montre que le film est une expérience toujours nouvelle, toujours inédite. 

Cette fonte est actuellement vendue par la fonderie Font Bureau, sous le nom de Tilda. Un caractère créé exclusivement pour un film est maintenant lâché dans la nature et perd totalement cette notion d’exclusivité. Un caractère qui était une signature à la sortie du film perd son monopole par la diffusion du caractère. 

Pour le monde imaginaire Bubunne dans lequel se déroule Jacky au Royaume des Filles (2014) de Riad Sattouf , le réalisateur s’est entouré de la graphiste Fanette Mellier. Le film se déroule dans un pays inventé, inconnu. La typographie devait elle aussi évoquer cette impression de jamais vu tout en conservant l’alphabet latin de 26 lettres. Riad Sattouf aurait pu choisir de développer un langage inventé de toutes pièces qu’il rendrait accessible par le biais des sous-titres. Si Riad Sattouf avait utilisé une typographie déjà existante, nous n’aurions pas eu ce côté imaginaire, utopique, la typographie aurait pu être déjà vue. Comment Fanette Mellier a-t-elle fait pour que cette typographie soit à la fois lisible tout en évoquant l’exotique ? Pour cette typographie liée à un pays imaginaire, Fanette Mellier a usé d’influences nombreuses, un melting-pot typographique. Elle a pioché ses inspirations à la fois dans des caractères non latins mais aussi des toiles d’araignées ou des tresses de femmes. Ses sources d’inspirations sont éloignées de tout alphabet connu. Les formes auxquelles elle a abouti sont très géométriques et flirtent avec la limite de la lisibilité. Cette typographie ébranle, montre bien le caractère ubuesque, burlesque de cette société imaginaire. Les créateurs de génériques peuvent aller piocher dans les typographies déjà existantes mais la création d’une propre typographie peut permettre de renforcer la singularité de sa création. Ce caractère a apporté une identité propre à ce film grâce à un caractère atypique.

Une signature analogue sur tous les supports ?

L’exactitude et la validité d’une signature tient de sa répétition identique. 

Dans le cas de Moonrise Kingdom, deux typographies ont été créées : une typographie de titrage et une typographie de labeur pour pouvoir écrire tous types de textes et permettre une cohérence graphique dans et en-dehors du film. Ainsi, la typographie se retrouve sur toute la durée du film, aussi bien dans le générique d’ouverture et dans le générique de fin mais aussi sur l’affiche . Pas de surprise pour le spectateur lorsque le film commence. 

Pourtant, cette similitude n’est pas valable pour toutes les signatures cinématographiques.

Bubunne est certes disséminée sur tous les supports tout au long du film : façades de maisons , documents officiels du gouvernement Bubunne, documents dissidents, écriture manuscrite . Mais elle n’est pas conservée pour les supports de communication externes au film . Pourquoi ce délaissement ? Les graphistes de l’affiche avaient-ils accès à cette typographie ? 

Pourtant, cela pourrait engendrer une démonstration forte et radicale de l’affirmation de l’identité de ce film. Faire que ce film par son affiche, sa bande-annonce soit plus vu que celle de son voisin. Au contraire, on assiste à un mouvement d’uniformisation, de vouloir faire pareil que son voisin. Cela avait été mis en avant par Nicolas Sauvaige, président de Silenzio, agence de création d’affiches de films lors de la conférence « L’affiche de film entre promotion et création » organisée dans le cadre de la Fête du graphisme. Il y stipulait que de nombreux réalisateurs ou producteurs venaient avec une source d’inspiration et qu’ils demandaient la même chose. 

Bubunne a peut-être été écarté pour sa lisibilité non immédiate. L’identité du film n’est pas conservée sur les supports de communication. Ils doivent donner envie aux spectateurs d’aller voir le film en question au cinéma et rappellent que le cinéma est une industrie, qu’il nécessite des recettes et des revenus pour continuer d’exister. Ainsi, le but de la typographie n’est pas le même sur une affiche ou dans une bande-annonce et dans le générique. L’affiche et la bande-annonce ont un but promotionnel, ont la mission de faire faire un mouvement en avant. Lorsque le spectateur voit le générique, il a déjà payé sa place de cinéma. Il n’y a plus à le convaincre d’aller voir ce film, il y est. La typographie dans le générique a uniquement un but artistique, expressif. Sachant que le générique est soumis à peu voire aucune contrainte formelle, jusqu’où les graphistes peuvent-ils aller ? La lisibilité est-elle la limite à ne pas franchir ? A-t-on besoin que le générique soit lisible pour qu’on le reçoive comme générique ? 

Signer de sa main, apposer sa propre signature, mais cela trouve ses limites dans le circuit de création des support de communication puisque les affiches et bandes annonces sont faits par des acteurs extérieurs et n’ont pas forcément de regard dessus  » Mais qui fabrique les bandes-annonces ? », Le Petit Salon, Lucile Commeaux, France Culture, 27/12/2016..

Commencer sous de bons auspices

Les lettres s’égrènent. Les phrases se dévoilent petit à petit par cargaison de lettre. Les phrases se révèlent une par une. Ce dévoilement est orchestré par l’ordre alphabétique. L’habitude de voir les mots se constituer de gauche à droite, une habitude de lecture sans doute. Ici, la lecture revient à son étymologie latine de cueillette. Ce générique où les mots se constituent par le milieu, par la fin, par le début rappelle que cette convention de lire de gauche à droite, de découvrir les mots dans cette ordre est une convention devenue norme. Ces génériques mettent en évidence l’arbitraire du langage. Un ordre de lettres renvoie à un mot, prend sens ou reste juste une suite de lettres. Face à ce générique héritier du jeu du pendu, le sens arrive une fois tous les mots complétés. Pourtant, on anticipe, on essaie de compléter les cases vides. Cette anticipation est possible puisque lorsque nous lisons, nous ne lisons pas toutes les lettres. Le générique se révèle, dévoile l’entièreté de son sens plan par plan. Lorsque la citation disparaît, c’est au titre qu’elle laisse place. La disparition se fait par flot de lettres, entrecoupées par des pauses qui font apparaître des mots révélateurs. BIRDMAN-AMOR. Nous lisons Amor malgré la dispersion des lettres de ce mot. Le mot apparaît en diagonale. La disparition ne semble plus aléatoire, ne respecte plus l’ordre alphabétique. Les deux termes se différencient parfaitement par l’utilisation des couleurs. 

En raison d’un rythme d’apparition plus rapide, nous décelons moins qu’il s’agit d’un ordre alphabétique. 

Le film est différent mais les lettres s’égrènent de nouveau toujours orchestrées par l’ordre alphabétique. Ce principe d’égrènement par ordre alphabétique est repris. Il est plus visible parce que le rythme est plus lent et l’apparition régulière. Tout est rassemblé sur un même carton, acteurs, titre, réalisateur. L’apparition se fait par ordre alphabétique tandis que la disparition, elle, s’établit d’abord par couleur, avec le titre bleu qui subsiste puis seulement les deux O restent à l’écran. Ce deuxième film est Pierrot le Fou, chronologiquement antérieur à Birdman. Cette référence est comme un clin d’œil compris seulement par ceux qui ont vu les deux films. 

J’ai souhaité traiter de ces génériques dans l’ordre par lequel je les ai découverts et montrer que ce générique a pris tout son intérêt une fois le lien établi. 

Les deux films dialoguent par leur début respectif. Birdman s’inscrit dans le sillon de Pierrot le Fou par le recours à une stratégie de révélation typographique identique. 

Reprise des mêmes transitions. Mais la citation visuelle peut aussi être totale, où tous les éléments sont conservés. 

Psycho. Un nom renvoyant à deux films. Le premier du nom d’Alfred Hitchcock datant de 1960 et 39 ans plus tard, le remake signé Gus Van Sant. 39 ans ont passé . Pourtant, Gus Van Sant a choisi de conserver le générique. Conserver le générique à l’identique. Une citation visuelle conservée non pas mots pour mots mais traits pour traits. Le générique original crée par Saul Bass a été très important dans l’histoire du générique. Cela tenait très à cœur à Gus Van Sant comme l’indique Pablo Ferro qui a travaillé sur le générique du remake : 

Pour une raison que j’ignore, Gus voulait faire une adaptation à l’identique. Il voulait refaire tous les plans et c’est ce qu’il a fait : il voulait filmer tel plan sous tel angle. Il voulait refaire tel ou tel gros plan et refaire le même générique, sans rien changer. C’était incroyable. On ne pouvait pas changer la musique donc il fallait que je fasse le générique dans un espace strictement identique, alors que j’avais plus de titres que sur la version de Hitchcock. On a fait pas mal de choses en faisant des allers-retours, en testant plusieurs solutions, et on n’a même pas remarqué qu’on faisait la même chose.

Même rengaine, ce générique revient comme un refrain. Lancinant mais rassurant.Interview disponible sur www​.welovey​our​names​.com

L’hommage, la dédicace peut se faire par une adresse directe. Pas par un un clin d’œil graphique et typographique. 

Pedro Almodóvar commence par exemple son film Parle avec elle à l’aide d’un carton rendant hommage à Bette Davis, Gena Rowlands, Romy Schneider… toutes les actrices qui ont interprété des actrices, à toutes les femmes qui jouent, aux hommes qui jouent et se transforment en femme, à toutes les personnes qui veulent être mère. À ma mère. La référence est explicite, écrite noir sur blanc (ou plutôt l’inverse dans ce cas), personne ne passe à côté.

Faire un clin d’œil à un film apprécié, à une source d’inspiration, tel a été le choix de ces cinéastes pour leur générique. Cela fait ressortir « l’image latente ». Jean-Christophe Bailly la définit dans L’instant et son ombre, comme passerelle formelle entre 2 images. Ce que je cherche au fond c’est à faire venir l’image latente qui est déposée entre ces deux images, qui va de l’une à l’autre, comme pour dire qu’en toute image développée, effective, une image latente survit encore et se propage.

Découvrir l’image latente est l’une des possibilités du spectateur à l’aune de sa culture cinématographique et de sa mémoire visuelle de tisser des liens entre les génériques. L’expérience d’un film renvoie à d’autres. Quelles passerelles entre deux génériques vous viennent à cet instant à l’esprit ?

Une expérience insolite de l’écrit

Crypter le générique pour faire apparaître l’image écrite

Only God Forgives de Nicolas Winding Refn est un film danois dont les acteurs principaux sont Ryan Gosling et Kristin Scott-Thomas. Le film est tourné en langue anglaise. Jusque-là rien d’étonnant.

Mais aucune image du film n’était encore apparue qu’une énigme s’offrait à moi. Des formes apparaissaient à l’écran mais ce n’était pas n’importe lesquelles. Ces formes ressemblaient à des écritures, des écritures asiatiques. Pourquoi ces formes me sont apparues comme des signes ? Elles étaient nombreuses, douze sur le premier carton, séparées en deux groupes identiques entre lesquels est venu s’insérer un slash. Sûrement ce signe de ponctuation qui m’a mis sur la voie de l’écriture. Les accents aussi, ou ce que je prenais pour des accents. Des signes de plus petite taille qui venaient surmonter les autres. Ces signes surmontés étaient plus apparents qu’avec un alphabet connu. 

On cherche des formes connues, on cherche des ressemblances. Ce sont grâce à des parallèles formels que le rapprochement peut se faire. On croit voir une forme qui se rapprocherait d’un n, d’un u, d’un c retourné. On tente de voir du familier dans ce qui ne l’est pas, de se raccrocher à ce qui nous est connu pour démêler ce qui ne l’est pas. 

Ce rassemblement en groupe de trois à six signes pouvaient faire penser à des mots. La récurrence de signes identiques, parfois associées à ces accents différents, mettait sur la voie d’un système graphique constitué de formes à la fois cohérentes et singulières et basé sur un système de répétition. Cela pouvait faire penser à un alphabet. 

La première étape de cette énigme étant défrichée, il reste tout de même à déterminer ce qui permet d’émettre l’hypothèse que nous sommes face à un générique. 

La présence d’écriture. Le placement dans le film, cette séquence étant la séquence d’ouverture du film. Le placement sur l’écran, avec les mentions centrées. Peu de signes donc ce serait des termes courts qui pourraient correspondre à des noms. 

Un traitement différent pour les termes du troisième carton. Un corps supérieur, une couleur dorée remplacée par du rouge, ces termes associés à une forme. Ces termes ont un statut différent du reste. Sans doute le titre. 

Au-delà de ces interrogations autour des signes, l’objet suscite aussi l’étonnement. Cet objet qui pourrait s’apparenter à un sabre est présenté en gros plan. Il n’apparaît jamais en entier sur la surface de l’écran. Il défile de droite à gauche d’une extrémité à l’autre, se dévoilant au fur et à mesure que la séquence avance. Seule la face latérale de l’objet est filmée, il en perd presque son volume. En cadrant cet objet de très près, en décontextualisant par ce fond noir neutre, nos repères sont perturbés. À la manière du peintre italien Domenico Gnoli , la vue rapprochée de l’objet qui permet de l’admirer en détail nous fait entrer dans son intimité et à une échelle auxquelles l’œil nu n’a pas accès. Cet agrandissement se renforce sur grand écran. 

Un objet qui aurait pu nous paraître familier nous décontenance. 

Lors du deuxième visionnage de cette séquence, le mystère fut définitivement soulevé. J’y ai rajouté les sous-titres français. Je découvrais alors la signification de ces termes. « Gaumont et Wildbrunch presentent/​Un film de Nicolas Winding Refn / Only God Forgives  ». C’était effectivement de l’écriture. C’était effectivement le titre qui avait un traitement différent. C’était effectivement le générique. 

Cet ajout de sous-titres est venu révéler la nature de la séquence que je venais de voir. Étaient-ils présent lors de la projection du film au cinéma ? Ou était-ce effectivement une expérience cryptée ? Quoi qu’il en soit, ce générique manifeste que le sous-titre peut être une légende puisqu’il explique l’image que nous avons sous les yeux. Lorsque l’écrit principal n’est pas suffisamment explicite, il est accompagné d’un écrit secondaire qui vient en préciser le sens. 

Ce sabre, ces couleurs, l’utilisation du thaïlandais renvoient à l’univers du film qui suit, qui se déroule dans ce pays. Aucune mention écrite ne nous indique le contexte spatio-temporel mais c’est l’image de cet écrit qu’est le générique qui renvoie à cette atmosphère, à ce lieu, à cet univers. 

C’est peut-être par ce dépaysement complet que nous pouvons y accéder, à ce qu’Anne-Marie Christin nomme « l’image écrite » dans son ouvrage L’image écrite ou la déraison graphique dans lequel elle souligne la double origine picturale et orale de l’écriture. Sans doute est-elle plus accessible face au thaïlandais que je ne lisais pas ? Mon attention n’est pas perturbée par la lecture, la recherche de sens, le déchiffrage. C’est en étant face à un alphabet étranger que les formes sautent aux yeux. Les lettres, les mots sont des formes, formes qui délimitent un espace. Avant d’être « […] une unité porteuse de significationExtrait de la définition du terme mot, CNRTL, http://​www​.cnrtl​.fr/​d​e​f​i​n​i​t​i​o​n/mot, consultée le 15÷12÷17. […] », le mot renvoie une image. 

Comment accéder à cette image écrite et ne pas toujours se laisser contaminer, perturber par cette volonté de lire, de déchiffrer ? 

Dans Le Rire, Henri Bergson évoque le fait que les mots teintent ce qui nous entoure d’un aspect utilitaire, qu’ils ne sont jamais assez précis. « Si la réalité venait nous frapper directement, tout le monde serait artiste. » Il indique qu’un voile utilitaire est interposé entre nous et le monde, voile épais pour la plupart des commun, léger pour l’artiste. Nous ne voyons pas mais nous lisons seulement les étiquettes que le langage appose. L’artiste remettrait de l’individualité, de la singularité dans ce rapport d’utilité et de besoin. N’est-ce pas aussi la mission du graphiste et typographe dans le générique ? Le générique est une séquence récurrente, avec un contenu semblable. Il s’agit de spécifier, particulariser, distinguer chaque film par des choix graphiques et typographiques adapté au film, permettant de transformer une séquence obligatoire en une expérience unique et renouvelée à chaque film. 

Ne serait-ce pas l’apport de la typographie qui permet d’enlever ce voile ? Le dévoilement par la typographie ?

Par son dépouillement et l’utilisation d’un alphabet étranger, ce générique nous fait accéder à ce qui pourrait être un dégré zéro, à son essence, aux ingrédients indispensable du générique d’ouverture : des mentions courtes au début d’un film. 

Ce générique réduit au strict minimum et qui dure seulement 40 secondes est riche d’enseignements. Il nous fait voir autrement ce qu’on a l’habitude de voir, pour prendre du recul et voir sous un prisme nouveau, à l’orée de cette expérience les autres débuts de films.

Révélations épileptiques : le rythme typographique

La particularité de la typographie animée, comme c’est le cas dans un générique de film, est qu’elle est éphémère. Elle a un temps de vie limité à la durée de la séquence, séquence bornée entre l’apparition et la disparition. Cela matérialise le fait que lors de notre lecture, un mot rentre dans notre champ de vision puis en ressort. Il y a toujours une temporalité dans la découverte de la typographie malgré la subsistance des termes sur le support imprimé. La temporalité est plus flagrante sur écran. 

Gaspar Noé s’est emparé de cette fugacité et a exploité le potentiel séquentiel du cinéma. 

24 images par seconde pour des films sur pellicules, 25 images par seconde en vidéo. Tel est le chiffre adopté pour que l’image paraisse fluide. Mais ces images sont sensées suivre un mouvement, une continuité pour mettre en avant cette fluidité. Dans le générique d’ouverture d’Enter the Void , la discontinuité est mise à l’honneur sur un rythme rapide ce qui met le spectateur face à un générique peu lisible, un générique qui déstabilise bien au-delà de sa rapidité. Plusieurs cartons hétérogènes s’enchaînent dans l’intervalle d’une seconde. 

De plus, les typographies sont toutes différentes, différences renforcées par l’ajout de nombreux effets (ombres portées, flous…), de même pour les couleurs, le placement dans l’écran. Ce générique joue sur de nombreuses hétérogénéités pour une perte de repères totale. 

Ce générique apparaît comme une perturbation, comme une entrée en matière détonante, déstabilisante. Ce générique est difficile à soutenir du regard tant il est frénétique. Mais n’est-ce pas ce que nous cherchons au cinéma, qu’on nous propose de l’inédit, du jamais vu, qu’on nous sorte de notre quotidien pour nous proposer une autre réalité ? 

Il est difficile de rendre compte dans ce mémoire de la particularité de ce générique. Telle est la difficulté de témoigner du mouvement, d’un rythme sur un support fixe. Il perd une dimension. Avec ces captures, le générique est transformé en une séquence d’instantanés extirpés de ce flot et il est impossible de rendre compte des transitions entre ces instantanés, de la durée de chaque plan, de chaque carton. C’est pourquoi je vous invite à aller consulter ce générique et vous soumettre à cette expérience épileptique.

Qu’est-ce qui règle l’entrée et la sortie des termes, la fréquence à laquelle il se révèle ? En raison d’une équité parfaite entre les différents membres de l’équipe désignés dans le générique, l’apparition et la disparition peuvent être réglées en fonction d’un temps donné toujours identique. Une autre raison du temps de présence à l’écran peut aussi être la hiérarchie entre les différents acteurs listés au générique. Plus l’acteur est connu et/​ou tient l’un des rôles principaux, plus son nom reste longtemps affiché à l’écran. Cela peut aussi dépendre de la longueur des mots. Un nom plus long sera affiché plus longtemps puisqu’il nécessite un temps de lecture plus long qu’un terme ayant moins de lettres. Mais le rythme typographique peut aussi se caler sur un autre acteur du générique : la musique. 

Dans le générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, l’apparition des premières mentions, le titre du film et les acteurs principaux, s’accompagne de cuivres qui viennent ponctuer une musique douce, lancinante et entêtante. Ces cuivres viennent apporter de la gravité, mettre le spectateur dans une ambiance de film d’horreur mais aussi accentuer et dramatiser l’arrivée des termes à l’écran. La musique et la typographie se complètent ici pour faire du générique une expérience écrite, graphique et musicale.

Générique, un terme approprié ?

Conclusion : Générique, un terme approprié ?

Générique. Ce terme renvoie à un genre, à une globalité, à une catégorie, à un ensemble… Il est à chaque fois une révélation : révélation de l’illusion du cinéma, révélation des noms de l’équipe, révélation de la pensée du réalisateur, révélation de l’histoire, du thème du film à suivre. Cette révélation est plus ou moins explicite selon l’œuvre.

Mise à part cette définition commune, de nombreuses variations peuvent être soulignées aussi bien dans le texte lui-même (liste plus ou moins longue, choix dans les intervenants nommés, ordre d’apparition), dans la place du générique dans le film (en première scène, après une scène introductive, en surimpression ou comme séquence individuelle), dans le graphisme proposé ainsi que dans la typographie choisie. Le but du générique lui-même est différent selon le film et le réalisateur : annoncer, présenter, évoquer, surprendre, identifier, marquer…

Chaque nouvelle expérience suscite une autre réaction du spectateur. Une expérience à chaque fois renouvelée malgré des conditions identiques, le même rituel cinématographique avec ses bande-annonces, cette lumière qui s’éteint, ces voix qui se taisent pour laisser la parole au cinéma. Le médium ne change pas, on va toujours voir un film, mais pourquoi retournons-nous dans ce même lieu ? Ce qu’on va voir sur l’écran est à chaque fois différent. On peut aller dans la même salle, s’installer à la même place, sur le même siège, la surprise sur l’écran sera au rendez-vous. 

Générique renvoyant général venant nommer des séquences singulières. 

Il serait sans doute enrichissant d’aller voir au-delà des frontières pour découvrir quel aspect du générique est mis en avant dans le mot. Nos confrères anglais s’attache au côté administratif avec le terme credits. Le verbe to credit revêt deux sens, aussi bien créditer au sens financier qu’attribuer à quelqu’un renvoyant au droit d’auteur. En allemand, Vorspann est le terme utilisé pour le générique d’ouverture. Cela permet de se focaliser sur la place du générique. Par rapport à ces deux exemples européens, le terme français est plus flou et renvoie au genre alors que cette question n’est pas forcément valable pour tous les films. Tous les films ne se définissent pas par rapport à un genre. Le terme générique est assez limitatif face au foisonnement et à la singularité de cette séquence.

Caractéristique, inhabituel, particulier, singulier. Autant de propositions de mots pour remplacer l’actuel renforçant l’idée de renouvellement, de surprise et d’expérience inédite. 

Comme l’indique Alexandre Tylski dans nombre de ses ouvragesConclusion titrée « Il faut sauver le générique » in Les Plus Beaux Génériques de films., le générique est un peu l’oublié du cinéma. Situé aux limites de la bande, le générique était la première séquence soumise aux rayures, aux mauvais traitements. Lorsque les bandes s’abimaient, c’était d’abord leur bord qui prenait. Cette usure concernait surtout les films sur pellicules mais qu’en est-il des films numériques, films qui sont de plus en plus nombreux ?

Le générique ne fait actuellement plus forcément partie de l’expérience de visionnage d’un film ou d’une série.

Le cinéma se consomme aussi à domicile. Chez lui, le spectateur devient maître du début du film. C’est lui qui fait l’acte, qui appuie sur le bouton play quand il le souhaite. Il peut même mettre en pause le film, revenir en arrière, accélérer, sauter des chapitres. Il devient son propre projectionniste, son propre réalisateur puisqu’il enlève les scènes qu’il souhaite, et monte ainsi le film qu’il veut. De spectateur, il endosse le rôle d’acteur dans le sens étymologique de celui qui se meut, ce qui agit et qui ne reste pas simplement passif dans son fauteuil à attendre que le film débute. 

Cela est aussi vrai pour le phénomène récent des séries. À chaque nouvel épisode, répétition du même générique. Le spectateur se lasse et il a la possibilité d’agir sur la série, de passer le générique. 

Netflix a matérialisé ce rôle grandissant du spectateur par la création d’un bouton qui apparaît dès les premières séquences du générique et proposer la séquence. Cette création matérialise et exhibe cette attitude qui existe déjà depuis l’arrivée du cinéma dans les foyers. 

Le générique d’ouverture est de plus en plus réduit, parfois à quelques cartons, parfois supprimé. Danny Yount, le créateur du générique d’Iron Man, explique que les spectateurs peuvent ne plus voir l’intérêt du générique d’ouverture puisqu’ils connaisent déjà, dans ce cas, l’univers des Marvels, ils savent déjà ce qu’ils vont voir par une hyperaccessibilité à la bande-annonce et au synopsis par le biais d’internet.Propos tirés p.103,Typographie et cinéma, Lionel ORIENT-DUTRIEUX.

Le générique d’ouverture est-il voué à une disparition ? Comme l’avait évoqué Eddy Mitchell pour les petits cinémas de quartier, est-ce bientôt La dernière séance du générique d’ouverture ? En tout cas, le rideau sur l’écran de mon mémoire est maintenant tombé.

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